Dès mon arrivée j'ai été attirée par sa chevelure remarquable, coiffée en une longue, longue tresse. Quand on
nous a présentées je lui ai demandé d'entrée de jeu, d'une manière étourdie et impolie un peu, si je pouvais la photographier de dos, pour ma fille, ma fille de cinq ans qui dessine et rêve toute
la journée de chevelures de princesses longues, longues, longues.
Ce n'est pas forcément plaisant d'avoir l'impression qu'on est prise pour l'incarnation d'un rêve de petite fille. Mais c'est vrai qu'il y a chez elle, dans sa façon de s'habiller, de se tenir,
quelque chose de chatoyant, d'exotique et d'altier, quelque chose de la princesse. Et puis j'ai dit c'est pour ma fille, comme une excuse, mais je suis fascinée tout autant par toutes les
histoires, tous les mystères, tous les enjeux attachés à la chevelure des femmes. Moi aussi à cinq ans et même bien après j'ai fait ce rêve des cheveux qu'on ne coupe plus, qui sont un habit
de plus, une parure de plus, une nudité de plus. J'ai longtemps, et peut-être je le fais encore, imaginé toutes les manières de les coiffer, de les tresser, de les enrouler, de s'en
envelopper.
La seule chose : aujourd'hui je rêve d'Amazones plus que de princesses.
Parce qu'entre temps j'ai appris, compris certaines choses.
J'ai appris qu'on coupait les cheveux des femmes, qu'on les cachait sous des chapeaux, sous des perruques, sous des voiles. Et qu'à chaque fois cette question de la longueur du cheveu, de sa
visibilité, était une question de désir mais aussi de pouvoir, question de pouvoir et motif de guerre. Je ne sais pas pourquoi cette femme les a gardé aussi longs, mais ce n'est pas un acte
anodin. La persévérance, nous y revoilà, que ça demande (le jour même je discutais avec la mère d'une petite fille aux
cheveux longs qui me disait que le secret pour ne pas les retrouver emmêlés, ce n'était pas le peigne, mais la tresse du soir). La persévérance, mais aussi le sens du défi.
La seule chose qu'elle en ait dite, d'une façon discrète et déterminée, c'est qu'elle ne les avait plus coupés depuis l'enfance, et que si elle le faisait, ce serait comme changer sa
vie.
Les laisser pousser indéfiniment est un défi. Un tranquille refus par rapport à cette angoisse masculine de toujours maitriser la pilosité de la femme. Un tranquille refus, une tentation
peut-être aussi. Mais même quand ils sont longs cela n'est pas simple. Nous avons parlé toutes les deux de ce conte étrange, Raiponce. J'en donne ici une version personnelle et un peu énervée peut-être, écrite bien avant cette rencontre.
Nous parlions de cela, de ce conte étrange, du nom étrange de cette jeune fille, Raiponce, comme une faute d'ortographe, comme une pierre ponce trop flottante dans le monde avide et
propriétaire. Nous parlions de tout cela et en même temps j'observais la belle manière qu'avait eu cette femme ce soir là de faire parler les couleurs, entre le vert de ses yeux, le
mauve des boucles attachées à ses oreilles, le bleu de sa bague. Nous en sommes venues aux mains. Elle m'a dit d'elles qu'elles les trouvait sèches, qu'elle devrait mettre des gants pour
jardiner, et que cela faisait toujours drôle à sa soeur, quand elle mettait cette bague, qui appartenait avant à leur mère, car elle n'a pas les mains de leur mère, et que c'est comme une
image nouvelle qui vient se superposer sur l'image familière et plus ancienne où c'était la mère qui mettait cette bague. J'ai repensé aux cheveux. Qu'ils sont un lien, souvent très
enchevétré dans lequel on s'étouffe, mais un lien quand même. Entre la femme et l'homme, mais aussi entre une femme et sa fille. Sinon, pourquoi aurais-je tant voulu prendre cette
photo que vous ne verrez pas, cette photo de cheveux très très très longs, cette photo pour ma fille?
(dessin de Marie Delafon)