Un romancier chez les gens de lettres
En réalité, le premier contrat passé entre Simenon et l'éditeur Gaston Gallimard date du mois d'octobre 1933. Au cours d'une rencontre qui restera légendaire, le romancier impose au patron de la vénérable maison de la rue Sébastien-Bottin des conditions très dures, tant en matière de rythme de publication que sur les droits proprement dits. Après la rupture avec Fayard, Simenon aborde une nouvelle étape dans son plan de carrière en abandonnant la série des Maigret. Le Locataire sera le premier roman non sériel publié chez Gallimard en cette année 1934 : une production nouvelle, que l'auteur appelle " roman dur " et qui correspond à ses aspirations. Mais un éditeur prestigieux ne suffit pas à Simenon pour dissiper plusieurs malentendus avec le milieu littéraire. Beaucoup de ses " confrères " ont encore en mémoire la cage de verre ou le Bal anthropométrique, ou évoquent avec dédain les contes et romans populaires, critiquent enfin ses faux pas dans le journalisme... Bref, Simenon n'est pas vraiment accepté par la plupart des auteurs de la " sphère Gallimard " et tous les prix littéraires lui échapperont, alors que dès 1932, on parle de lui pour le Goncourt ou le Renaudot.
En 1935, une rencontre sera pourtant déterminante pour lui. C'est André Gide, qui le croise dans les couloirs de la maison Gallimard et veut s'entretenir séance tenante avec le " phénomène " Simenon. Le futur prix Nobel de littérature est plein d'admiration pour l'auteur des Maigret, surtout lorsque le commissaire n'est pas présent dans le roman ! Il bombarde Simenon de questions et c'est le début d'un long dialogue - visites mutuelles ou correspondance - entre les deux hommes qui n'avaient guère de points communs à l'origine... Gide dévore Simenon, s'enthousiasme pour certains titres, mais ne ménage pas non plus ses critiques lorsque l'œuvre lui paraît inégale.
André Gide et Gaston Gallimard seront donc les deux hommes qui comptent pour le jeune romancier dans ces années de maturation. L'arrivée chez Gallimard correspond aussi à une période très mondaine pour le couple, qui se partage entre l'appartement de Neuilly et la villa de Porquerolles. En fait, Simenon est plutôt un nouveau riche, un parvenu qui dépense de façon ostentatoire, ne s'habille que dans les boutiques les plus chères, uniquement sur mesure, et roule dans une Delage grand sport. Un mode de vie qui demande de gros moyens au romancier et des efforts croissants de l'éditeur : à la fin de ces année trente, les relations entre les deux hommes vont commencer à se détériorer à cause des prétentions toujours revues à la hausse de Simenon.
A la fin de cette décennie, la situation du romancier permet de mesurer le chemin parcouru depuis l'époque des romans populaires. Simenon est un " vrai " romancier, édité par une maison prestigieuse, assuré de revenus confortables... Côté sentimental, Simenon se sent bien avec Tigy qu'il considère plutôt comme une bonne camarade. Après sa liaison avec Joséphine Baker, il n'a pourtant pas renoncé aux aventures, mais par peur des complications, se contentera surtout de relations régulières avec des prostituées. A l'approche de la quarantaine, il demande cependant à Tigy de lui donner un enfant : Marc Sim Cependant, Simenon ne veut pas s'engager plus que nécessaire sur le plan personnel. Retiré dans cette Vendée qui le rassure, il rentre dans sa coquille et a défini sa ligne de conduite. Ce sera la neutralité, solution la plus évidente pour cet individualiste convaincu. Pendant ces années sombres où la France occupée commence à se ressaisir après le choc de 1940, le romancier se préoccupe surtout de la survie de sa famille et des problèmes d'intendance.enon va naître ainsi le 19 avril 1939 dans une clinique de la banlieue de Bruxelles, alors que les bruits de bottes se font de plus en plus entendre en Europe.
La guerre va surprendre la famille Simenon dans sa maison de Nieul, près de La Rochelle, qui correspond plus au vrai tempérament du romancier après la vie bourgeoise menée à Neuilly. L'attaque allemande est trop brutale pour qu'il puisse répondre à l'ordre de mobilisation de l'armée belge, et à l'ambassade de Belgique à Paris où il se présente, on le charge de revenir dans sa région d'adoption pour accueillir ses concitoyens qui fuient l'armée allemande : le voilà nommé haut-commissaire aux réfugiés belges. Cette tâche lui convient et il remplira sa mission avec efficacité et dévouement.
Il continue en effet à écrire mais doit réduire ses dépenses car les mandats des éditeurs se font rares. Cela ne l'empêche pas de vivre dans un château à Fontenay-le-Comte en Vendée, dont il loue une partie pour une somme assez modique il est vrai. Suivant les conseils d'André Gide, il travaille à un nouveau roman, Pedigree, récit autobiographique romancé de son enfance, mais aussi à des œuvres fortes comme La Veuve Couderc qui seront éditées chez Gallimard. Comme beaucoup d'écrivains vivant en France pendant l'occupation, il continue à publier malgré la censure et la pénurie de papier, et ne semble pas gêné d'être sollicité par les journaux collaborationnistes. Cette attitude pour le moins opportuniste lui sera reprochée à la Libération, même si le romancier n'a jamais manifesté de sentiments pro-allemands. Ce qui aggrave encore son cas, ce sont ses relations avec les gens de cinéma liés avec un producteur allemand, la Continental : Simenon leur a en effet vendu l'exclusivité des Maigret, et en tout, neuf de ses œuvres vont être adaptées pendant l'Occupation !
La Libération va donc causer quelques soucis au romancier qui a terminé la guerre à Saint-Mesmin-le-Vieux, toujours en Vendée, mais dans une région encore plus reculée. Après assignation à résidence dans un hôtel des Sables-d'Olonne et plusieurs interrogatoires, les enquêteurs de la Libération referment le dossier Simenon. La procédure d'épuration, l'instabilité politique, les règlements de compte ont cependant ébranlé le romancier qui en ce début 1945 ne songe plus qu'à quitter la France...