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Les Retraités du Plum’Art ( 13.14.15 & Epilogue)

Publié le 30 mai 2009 par Sophielucide

13)Blabla se réveilla péniblement, la bouche pâteuse, la barbe dure, les idées noires.Solu qui attendait son réveil, lui apporta aussitôt un bol de café serré assorti de deux cachets d’aspirine. Elle commença par le sermonner, fustigea son goût immodéré pour le whisky qui pourtant ne lui réussissait pas, puis, la bouche en cœur, lui annonça la bonne nouvelle.

« - Mission remplie, chef !

-Déjà ! Bon ben, y’a plus qu’à aller chercher le macchabée et lui organiser un enterrement de première classe grâce au petit pactole qu’il a laissé à ZackMo. Bien joué, ça te manquait hein ? Tu racontes ?

-Oh, R.A.S ; j’suis même pas sûre qu’il ait souffert ; il pionçait comme une masse…

-Ah, dommage mais c’est bien, tu t’améliores. Tu deviendrais moins sadique en vieillissant ?

-Disons que j’préfère qu’on mette le paquet sur les funérailles ; c’est tout de même le seul spectacle de divertissement pour les p’tits vieux…

-Je reconnais bien là ton professionnalisme ; c’est vrai qu’à la base on gère une entreprise de pompes funèbres, j’avais presque oublié… »

Cet interlude bienvenu les mit d’excellente humeur. Ils échangèrent de longs rires qu’ils firent durer au-delà du raisonnable à leur habitude. Puis ils parlèrent oseille ; c’est Blabla qui se rendrait au Plum’Art pour encaisser le solde et en profiterait pour rapatrier la dépouille convoitée. C’est ce qu’ils appelaient dans leur jargon le « two for one », un exploit qu’ils n’avaient plus connu depuis bien trop longtemps.Solu profita des bonnes dispositions de son associé pour essayer d’en apprendre davantage sur le sort qu’il lui réservait. Comment envisageait-il l’avenir, lui, le vieux comparse des mauvais coups ? Avait-il jamais songé à une rupture nette et brutale de cette belle association de malfaiteurs ?

Non seulement il nia en bloc ce qu’il nommait les délires paranoïaques de Solu mais encore lui soumit-il un plan de redressement de l’entreprise, qui passait par une remise à neuf des locaux et du matériel. Tout ceci était trop beau, bien évidemment. Il n’était nullement dans les habitudes du Blabla de verser dans les mondanités, encore moins dans les flatteries ou les compliments. Encore sous l’effet des Temesta associés au whisky, le bougre avait commis un impair ce qui compromettait la leur, de paire…

14) De mémoire du Plum’Art, on n’avait jamais assisté à de si belles funérailles. La veille de la cérémonie, deux officiers s’étaient présentés chez ZackMo afin derendre compte des procédures militaires incontournables en regard des services rendus à la Mère-Patrie par le Général Bill : drapeau national en berne, fanfare militaire et veillée aux flambeaux. Bigre, se dit ZackMo, si j’avais su, j’aurais augmenté mes tarifs….Mais bon, ça fera toujours une ligne sur le livre d’or du Plum’Art.Il se rengorgeait du prestige post-mortem qui ne manquerait pas d’attiser les convoitises de ses concurrents ; avec un peu de chance, vu le ramdam, d’anciens pensionnaires réintégreraient le bercail plus tôt que prévu.Pour la première fois depuis longtemps, Zack reprenait espoir et goût à la vie.

Il avait organisé une réunion extraordinaire avec ses employés. Il leur demandait de se mettre sur leur 31 (« il en va de l’honneur de notre établissement ») et chercher illico quelques petites anecdotes à raconter au sujet du meilleur des pensionnaires du Plum’Art, parti, hélas trop tôt comme le veut la coutume.Il négligea les dernières volontés du macchabée : un enterrement civil ôterait le glamour et il n’en était pas question ! Aussi convoqua-t-il Lefilcéleste afin qu’il se charge des sermons d’usage et qu’il fasse en sorte que la petite chapelle fut nettoyée et fleurie comme il se doit. Zack s’adressa ensuite à ses pensionnaires, tout aussi excités que lui par cet événement marquant une vie somme toute insignifiante. En ce jour exceptionnel, il ouvrit les douches aux vieux schnocks, demanda à Anatea qu’elle s’improvise coiffeuse et habilleuse tandis qu’Aziyadé répétaitl’ave Maria de Gounod.Il se rua ensuite aux cuisines et demanda à Air Nama une rallonge pour le menu du jour glorieux, ce qu’elle accepta bien volontiers.

Au petit matin, l’antique corbillard de la compagnie BLABSOLU faisait son entrée sous les clop-clop de la vieille mule aveugle. Le Blabla avait fière allure sous son chapeau haut de forme et la Solu avait sorti un vieux vison puant qui donnait à l’ensemble une petite touche désuète et charmante.Zack était beau comme un dieu, le borsalino qu’il arborait fièrement le rendait irrésistible. A son bras,Aziyadé resplendissait et tout le monde applaudit ce couple si bien assorti. Les employés suivaient, dans la même élégance. Venaient ensuite les petits vieux impressionnés par tant de chichis, aspergés d’eau de Cologne couvrant l’odeur de charogne qui se dégageait déjà de leurs corps putrides. Ils suivirent le cortège jusqu’à la petite place où les militaires formaient une haie d’honneur au héros inconnu. La fanfare débuta au rythme subtil des clairons et grosses caisses. On sortit alors le cercueil pour le déposer sur deux tréteaux installés pour l’occasion ; l’émissaire du ministre le couvrit du drapeau national et déposa sur un petit coussin bordeaux la légion d’honneur à titre posthume.

C’est alors que la voix magique d’Aziyadé s’éleva sur la place du village, faisant perler aux yeux de chacun une larme de bon aloi. Assurément, de mémoire du Plum’Art, on n’avait jamais assisté à de si belles funérailles …

15) Exceptionnellement, du vin fut servi au déjeuner de gala et il régnait maintenant dans la salle à manger une ambiance survoltée. Les p’tits vieux s’agitaient sur leur chaise, les rires alternaient avec les pleurs. Zack qui ne côtoyait plus guère ses administrés, passait entre les tables, servait à boire, essuyait une bouche baveuse, redressait un corps avachi. Le personnel observait avec soulagement le retour parmi eux de leur vénéré patron.Sur l’estrade trônait la table des invités comprenant les croque-morts, l’émissaire du ministère de la guerre, le commissaire Eifeilo ainsi que les cadres du Plum’Art.Blabla et Solu jubilaient ; Zack venait de leur remettre la deuxième partie de la commission à laquelle s’ajoutaient les frais d’obsèques master class’. De quoi passer l’hiver au chaud.Après le gigot, Solu sortit fumer une cigarette dans le jardin que Zack avait entrepris d’entretenir à nouveau. Au loin, un jardinier ratissait les feuilles mortes qui jonchaient l’allée.

Elle s’avança vers lui pour lui proposer une cigarette ;en ce jour de festivités, voir ce vieil homme plus ou moins soutenu par son râteau gâchait un peu de son plaisir.

« - Tenez mon brave » fit-elle en tendant son paquet de clopes au subalterne vêtu d’un bleu de travail. Un chapeau de paille ombrait son visage, ce qu’elle ne manqua pas de trouver insolite en ce mois plutôt frisquet de février sans soleil.

« Merci, m’dame » marmonna-t-il avant de partir d’un rire exagéré.

« Vous ! Décidément, vous cherchez les embrouilles ou quoi ? Nous étions d’accord pour que vous ne quittiez pas la planque…

-C’est pas tous les jours qu’on a la chance d’assister à sa propre inhumation. Un vieux fantasme, j’ai pas pu résister…D’ailleurs c’était irrésistible ! Surtout vous, déguisée en bigote avec votre peau d’lapin….hahhahahaha

-C’est du vison.

-Ah bon ? C’est pas du skonx ? Ou du putois, non ?

-Pfff, bon j’y retourne et vous feriez bien d’en faire autant…

-Adieu, alors ! C’est un bon jour pour mourir…

-Qu’est-ce que vous inventez encore ? Vous voulez me faire peur, c’est ça ?

-Allons, Davidoviche ! Vous croyez que j’aurais pris ce risque de me faire prendre, si ce n’était pour vous avertir du danger imminent. Retournez à la table mais n’avalez plus une goutte ! Il en va de votre vie. Le curare que Blabla vous a réservé est au moment où je vous parle au fond de votre verre. Allez, à plus. Rejoignez-moi dès que possible là où vous savez. »

Cette fois, Solu n’accorda aucun crédit aux divagations du sergent excité comme une puce. Depuis deux jours, l’ambiance à la boutique était à nouveau au beau fixe et l’état de délabrement de nombre de patients augurait de meilleurs auspices etde beaux jours chantant à tue-tête. Ils s’étaient marrés comme des petits fous le matin même à la lecture du dernier haïku reçu : « moka cabossée, roues voilées, bonjour le danger.»

Mais elle dut déchanter en contemplant la scène macabre : au milieu d’un cercle de vieux déplumés, gisait son voisin de table, l’émissaire ministériel. Elle échangea de loin un regard sans pitié avec son assassin présumé et fit demi-tour en courant.Zack retint Blabla qui s’engageait sur ses pas.

« Une connerie par jour, je crois que ça ira. Putain, trouve-moi Slévich, qu’il m’arrange le coup. Un infarctus est si vite arrivé, non ? Allez, dépêche-toi et plus aucune initiative ok ? Le Plum’Art ne doit en aucun cas devenir le théâtre de règlements de compte entre dégénérés, pigé ?  »

16) Slévich arriva sur les lieux du carnage d’un pas nonchalant, tenant sa mallette d’une main, triturant de l’autre son nœud papillon à pois. Il fut aussitôt assiégé par une horde de grabataires plaintifs. Ils étaient encore vivants, eux !

Il est vrai que cela faisait une paye que le docteur n’avait plus foutu un pied au Plum’Art ; il donnait maintenant des cours magistraux à la faculté de médecine et ce nouveau statut lui convenait à ravir. A chaque fin de cours, des étudiantes fraîches et passionnées l’assaillaient de questions techniques et il n’hésitait jamais à assortir son discours de travaux pratiques personnalisés.La vue désolante de ces vieilles carnes n’avait rien pour le ravir ; il sortit un mouchoir qu’il appliqua sur son nez tant la pestilence des peaux séculaires lui était intolérable.Zack ordonna l’extinction des feux immédiate, non sans avoir promis une visite du bon docteur dès le lendemain. Les deux sœurs jumelles maugréaient dans leur patois : elles osèrent un odieux chantage en indiquant qu’il y avait, alentour, d’autres maisons prêtes à les accueillir.

Une fois les vieux dégagés, Slévich put s’occuper de la dépouille qu’il poussa du pied afin de voir le visage.

«  Je ne suis pas médecin légiste. Que veux-tu que je fasse ? Appelle les flics, c’est tout ce qu’il y a à faire

-Oh, le Slévich ! T’as pris la grosse tête ou quoi ? Tu vas me signer les papiers d’inhumation pour que j’envoie le macchabée chez les croque-morts. Ni vu ni connu

-Je crois que tu ne sais pas à qui tu t’adresses, mon pauvre Zack. Je ne mange pas de ce pain là…

-Ah oui ? Tu veux que je te rappelle d’où tu sors tes prestigieux diplômes ? Un simple coup de fil au Conseil de l’Ordre suffira alors ne joue pas à ce p’tit jeu avec moi, tu veux ?

-Soit. »

L’affaire entendue fut réglée en moins de temps qu’il ne le faut pour l’écrire.

Pendant ce temps, Solu avait rejoint le sergent à la MaisonSansNiveau,une chaumière qui ne payait pas de mine mais offrait tout le confort technologique indispensable à leur entreprise.Ils passèrent une grande partie de la nuit à mettre au point leur immonde stratégie. De temps à autre s’élevaient dans la nuit profonde des « oh, la la » suivis de « ça m’énerve » et autres coups de gueule répétitifs.Le sergent avait reproché à Solu de ne pas tenir sa promesse d’en finir en vingt chapitres comme il était prévu initialement.Les derniers sondagesétaient formels : l’attention du vieux schnock de base s’émoussait à partir de la vingtième page.

Lorsqu’ils se couchèrent à l’aube, ils s’accordaient à penser qu’ils n’avaient pas travaillé en vain. L’épilogue s’annonçait explosif.

EPILOGUE

Comme prévu, le commissaire Eifeilo vint réveiller le sergent et son adjudant à huit trente précises. Devant leurs bols de café, il résuma une dernière fois le rôle de chacun et distribua les cagoules et les munitions. Il déplia ensuite une carte d’état major sur la table débarrassée.Quatre points étaient surlignés : les trois établissements gériatriques ainsi que la boutique de pompes funèbres Blabsolu. Le commissaire s’éclaircit la gorge en sortant une enveloppe de la poche de son imperméable, scruta chacun de ses interlocuteurs avec intensité, jeta un coup d’œil à sa montre et s’exprima enfin :

«  Mes amis, le commando auquel nous allons nous livrer dans exactement trente deux minutes et dix neuf secondes n’est pas seulement follement amusant, il est de mon devoir de vous le rappeler ; il s’agit d’une mission secrète commanditée en haut lieu dans l’intérêt de la Nation, ne nous y trompons pas. La patrie est en danger ! De la réussite de cette délicate mission dépend le sort de nombres de nos citoyens au bout du rouleau. Notre pays vieillit à une allure impressionnante, même si nos femmes restent les plus fertiles d’Europe. Afin de donner à notre République un avenir un peu plus reluisant, il a été décidé d’user de moyens à hauteur de l’ambition présidentielle qui ne lésine sur rien. »Il interrompit son discours afin de partager le butin, donna l’accolade à ses recrues puis claqua les talons avant de s’éclipser.

A huit heures quarante-deux, le mobile de Solu vibra : Slévich confirmait pas SMS son départ du Plum’Art coïncidant avec le petit déjeuner spécialement visé par ses soins.« gyaboooooo » concluant son message donnait le feu vert du départ. Pendant ce temps, le bataillon militaire déplacé sous prétexte de funérailles officiellescernait l’ « Air des déplumés » ainsi que le HP des deuxD en disposant des bâtons de dynamites qui dessinaient une jolie guirlande le long de leur enceinte. Les mercenaires encagoulés se chargèrent de truffer de semtex les locaux techniques.

Le sergent Bill et l’adjudant Solu franchirent le portail du Plum’Art à huit heures cinquante cinq, au moment même où un formidable feu d’artifice égrainé de détonations assourdissantes faisait trembler le fragile édifice.Zack, suivi d’Aziyadé, Anatea et Air Nama déboulèrent au même instant, complètement paniqués. Vus leur âge respectable, il avait été décidé qu’on les épargnât.L’administrateur représentait un reproducteur non négligeable, quant auxfemmes, elles étaient encore loin d’avoir atteint l’âge de la ménopause.

Zack avait d’ailleurs été mis au parfum pas plus tard que la veille par le polyvalent et bon docteur Slévich.

« Vous pouvez faire votre travail, ils sont endormis. Grand’mère sait faire un bon café » crut-il bon d’ajouter dans un humour que personne n’estima souhaitable de relever. Le dédommagement substantiel qu’il venait de toucher avait suffi à lui rendre le sourire.

Mais l’heure n’était pas aux enfantillages. Nos deux terroristes distingués se séparèrent afin de farcir le bâtiment d’explosifs ; Vernon rejoignit Solu pour lui indiquer les endroits qu’il avait soigneusement marqués à la craie. Il regardait sa marraine d’un œil nouveau depuis sa conversation avec le sergent. On connait jamais vraiment les gens, même ses proches, philosophait-il, un large sourire aux lèvres, mais si j’avais su que j’assisterai le Parrain sur ordre du gouvernement,ben j’me s’rais bien marré, d’ailleurs j’me marre !

C’est sur ces belles pensées qu’il quitta la Pension Le Plum’Art. Quelques instants plus tard, à 9 heures 2 minutes et 19 secondes, le bâtiment explosa en gerbes somptueuses.Du moment que le vœu d’incinération (clause incontournable signée par les pensionnaires) était respecté, il n’y avait aucune raison d’éprouver le moindre remords. A un âge si avancé, mourir pour l’intérêt général donne un sens à une existence insipide. Je dirais même que c’est inespéré, ajouta Solu à l’attention de son filleul.

«  Et on va où, maintenant, marraine ?

-En Corse, mon petit, paraît qu’il y a trop de vieux, là-bas aussi et en plus, c’est très joli »


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