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Les Retraités du Plum’Art ( 10.11.12)

Publié le 30 mai 2009 par Sophielucide

10) Le sergent Bill, alias monsieur William, rejoignit son nouveau camarade, le commissaire Eifeilo dans la salle de télévision. La télé hurlait les chiffres et les lettres sans pour autant déranger les quelques personnes assoupies dans leur fauteuil.Cerf volant rêvait en souriant, Hosannam ronronnait gentiment ;quand à l’incroyable Tof’enfantdenovembre, atteint de la même maladie bizarre que Benjamin Buttle, il baillait aux corneilles sans se soucier des deux vieux hommes penchés sur les dizaines de Haïkus étalés sur la table.

Le commissaire Eifeilo, malgré son grand âge avait conservé un visage jovial et enfantin. Il avait ajusté ses lunettes et considérait avec attention un des poèmes qu’il tenait à bout de bras :

« - Regardez celui-ci, cher ami : Moka merde molle mouline les maux les mots ! Ça ne vous rappelle rien ?

-Euh …Un tautogramme en M ?

-Concentrez-vous mon vieux ! On n’y arrivera jamais ! Celui de ce matin commençait par le même mot..

-Moka ? Bon sang mais c’est bien sûr ! Et attendez ! Lisez celui-ci : Moka énervé, chagrin sur l’oreiller, pièces détachées…

-En effet, même mauvaise facture et même mot. Reste à savoir ce qu’ilsignifie…

-Ben, il ne s’agit pas d’une boisson à base de café qu’on boirait dans des pays exotiques…

-Evidemment, mais vous voyez bien que c’est trop simple. Il doit s’agir d’une personne. Il ou elle, telle est la question…

-J’ai ! Ici, Moka casséE : pas de doute c’est elle

-Tss ! et Moka énervE, hein ?

-Ah, oui, vous avez raison, peut-être une personne ayant les deux genres ? Vous savez de nos jours, tout est possible….

-Mouais….poursuivons plutôt… »

A cet instant Tof’enfantdenovembre s’approcha de la table :

«  Moi aussi je veux jouer avec tata Moka. » les deux hommes échangèrent le même regard éclairé.

« - Approche, mon bonhomme. Tu te souviens de tata Moka ? Elle vivait ici avec toi ?

-Oui, gentille tata Moka. Donner du chocolat et tripoter moi. »

Le commissaire expliqua au sergent l’étrange maladie dont souffrait ce pauvre enfant prisonnier d’un corps de vieillard, condamné à rajeunir avec le temps.A son tour le sergent Bill expliqua au commissaire qu’il allait disparaitre dans la nuit, fauché dans la force de l’âge.

«  Toutes mes condoléances. Vous allez me manquer, vieux »

Bill rassembla ses documents en grommelant.C’est con, un flic quand même !

11) Revenir sur les terres des deuxD n’avait rien pour réjouir Solu, mais elles’effaça devant la mission confiée : trouver un cadavre (enfin, c’est tout comme) qu’elle défigurerait savamment afin qu’aucun doute ne subsiste à la découverte du corps de monsieur William par l’administrateur-commanditaire du crime.Lorsqu’elle se présenta à la réception pour s’enquérir du numéro de chambredu vieil oncle Ancelly, on lui réclama une caution dans une monnaie de singe. Elle cassa donc un de ses billets flambant neuf, à la place duquel on lui remit une poignée de jetons colorés.Il s’agirait d’insérer un jeton dans une sorte de bandit-manchot installé à côté du lit pour chaque phrase prononcée.Pas mal comme idée, cela devait permettre de dire moins de conneries… Hélas, son interlocuteur bavard ne disposait d’aucun jeton et pouvait donner libre cours à ses élucubrations, certes versifiéesmais à l’emporte-pièce.

Elle n’eut même pas à se présenter ; le vieillard se montra si heureux de disposer enfin d’un auditoire, même réduit, qu’il en dit suffisamment pour supprimer toute mauvaise conscience à la nièce abasourdie. Ce type devait crever, et au plus vite ! Jamais en si peu de temps, elle n’eut à écouter autant de clichés déversés sans la moindre honte. Tout y passa, une vie austère résumée en dix tomes, dans une édition à compte d’auteur. Son mariage raté avec Anne H, sa deuxième union aussi misérable avec Anne Bis. Il en avait même composé un ignoble sonnet qu’il avait intitulé : « entre le H et le cas Anna bis, moi, j’ai jamais plané »

Elle eut toutes les peines du monde à le forcer à sortir du lit pour l’installer dans un fauteuil roulant, sous prétexte de promenade dans le parc.Sur chaque arbre était cloué d’abominable croûte crée par les décrépits. C’était au moins aussi horrible à voir qu’écouter la prose de l’ancêtre.

Arrivés en contrebas du parc, elle fit rouler le fauteuil jusqu’à une porte grillagée qui s’ouvrit par miracle. De l’autre côté les attendait le sergent.

«  Dites donc ! Vous n’y êtes pas allé de main morte ! Vous pensez que la supercherie ne va pas se voir ? Regardez-moi cette vieille chose inerte recroquevillée dans son fauteuil ! Aucun rapport avec moi !

-Vous inquiétez pas pour ça ; j’ai tout ce qu’il faut dans le coffre de ma bagnole, à commencer par ma batte de base-ball fétiche. On n’y verra que du feu ; j’connais mon métier quand même !

-Admettons, mais putain, ça fout les boules quand même… »

Le vieillard s’était endormi pour l’éternité, perdu une foisde trop par sa gourmandise : il avait avalé les pâtisseries truffées de mort aux rats mélangés à des somnifères. Il vomit discrètement (une première) avant de trépasser. Ne restait qu’à le défigurer, ou plutôt le re-figurer vu l’état de sa tronche de cake. Un jeu d’enfant.

12) Au petit matin, lorsque Aziyadé découvrit le corps sans vie de monsieur William, elle lâcha un petit cri aigu avant de courir jusqu’au bureau de ZackMo pour l’informer de sa macabre visite.

« Et bien, ma petit Azi, je vais pouvoir noter dans notre journal de bord le passage éclair de notre dernier pensionnaire ; record battu. Essayez de joindre Blabla pour les formalités d’usage.

-Je n’aimais pas ce type, vous savez. Il me regardait bizarrement

-Mais tout le monde vous regarde bizarrement, mon enfant. Venez par ici, il est encore trop tôt pour réveiller les croque-morts…

-Mais ! C’est pas l’heure !

-Au diableles conventions ! »

Du côté des deuxD, on s’inquiétait de la disparition du patriarche, l’âme du site en quelque sorte.Les propriétaires étaient partagés : ils n’avaient aucune envie de voir fouiner ici la police ou les journalistes.La pension tout juste rénovée ne devait souffrir d’aucune mauvaise publicité. D1 compulsa le dossier dense du lit désormais vacant. 3500 pages des mémoires du vieux lion mais aucune famille, si on exceptait ses ex-femmes qui avaient rompu toute relation depuis des lustres. Ils s’accordèrent pour laisser à leurs pensionnaires une image éthérée et romanesquedu centenaire, parti rejoindre sa muse exigeante sous des cieux plus propices.

Au Plum’Art, les deux sœurs jumelles prenaient leur petit déjeuner en silence. Elles affichaient la même mine maussade.

« Quelle horreur ! Devine de qui j’ai rêvé ?

-Du vieux con ! »

Les deux sœurs échangèrent ce cauchemar qui les mettait de très mauvaise humeur. Elles s’accordaient pour convenir que ce vieux schnock avait souillé leur vie, et conclurent en lâchant conjointement : « qu’il crève ! »

Les autres pensionnaires arrivèrent à petits pas et très vite la rumeur se propagea : monsieur William était décédé.A cet âge, la mort n’émeut point. Elle s’invite régulièrement et entretient les conversations pour les uns, les paris pour les autres. Vernon passa dans les rangées pour récolter les mises, en faisant un clin d’œil à Tof’ tout en ébouriffant sa non- tignasse.La majorité des parieurs reconduit son pari sur le décès probable de cet être étrange et contre nature. Vernon se frottait les mains ; à ce rythme il pourrait bientôt s’offrir la sono que sa grand-mère Marybé s’obstinait à lui refuser.


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