7) Solu profita de l’effervescence du déjeuner pour s’introduire dans le bureau de l’administrateur. S’il n’avait pas changé ses habitudes, il devait se trouver en compagnie des sémillantes infirmières Aziyadé et Anatea dans la buanderie pour se livrer à ses lubriques occupations.Elle ouvrit prestement les tiroirs qui ne contenaient pour la plupart que des cadavres de bouteilles avant de tomber sur ce qu’elle recherchait : les dossiers des employés. Elle découvrit qu’Air Nama avait bénéficié d’une promotion le jour même du départ du vigile Varin : elle était désormais en charge de la comptabilité et de la gestion de la Pension. Pas banale comme promotion pour une cantinière ! Une autre découverte finit de l’affliger : Air Namaétait l’épouse d’Aganticus, le responsable de la sécurité, passé lui aussi à l’ennemi.Elle se souvint alors des paroles du sergent : « trop de coïncidences tuent la coïncidence »
Elle se dirigea vers les cuisines, avec une pensée furtive pour Xéna, l’ex-cuisinière qu’on avait retrouvée il y a un an jour pour jour, la tête dans le four. On avait classé l’affaire à l’époque, tablant sur un suicide. Le docteur Slévich avait pratiqué une longue autopsie sur le corps sans vie mais néanmoins appétissant pour l’obsédé qu’il était. Encore une énigme dont elle aurait à faire part à la paire de détectives.Elle tomba alors sur l’apprenti qui s’affairait aux fourneaux. D’après son filleul, il s’agissait d’un brave garçon qui s’avérait docile une fois qu’on avait pigé son mode de fonctionnement.Elle jeta un coup d’œil rapide au menu :
Petit déjeuner : potage, flan, banane
Déjeuner : salade de tomates, côtelettes d’agneau, fromage
Dîner : café au lait, tartines, orange.
« - Bien le bonjour….Retsel ! » fit-elle en déchiffrant le badge qu’il arborait sur sa blouse immaculée
-Lusa !
-Ne me dis rien ; malgré ta laideur, tu me sembles intelligent. Tu te fais chier ici ?
-A l’aise !
-Et la Mana Rai, tu ne sais pas où elle est, bien sûr…
-Elle est pas dans son bureau, elle mange toujours avec les autres, elle déteste la tranquillité
-Et bien, je ne te remercie pas, vieux con ! »
Ils se firent la bise et Solu se promit de remercier son cher filleul pour ses précieux renseignements sur l’orphelin : « l’inverse de ce que tu cherches, c’est ce que chez lui tu trouveras » lui avait-il confié en tirant une latte du trois feuilles qui constituait généralement son petit déj.
Elle alla frapper à la porte de l’économat et attendit le sésame avant d’entrer : fuck off !
Air Nama se tenait sur son bureau en position du lotus, les yeux fermés.Elle lâcha un « ohmmmmm » final avant de faire retentir un gong qui s’éternisa pendant qu’elle reprenait une position plus en phase avec sa haute fonction.
« - Tiens, Solu, cela me fait plaisir, depuis le temps…
-Je viens d’apprendre pour ta promotion, félicitations
-Oh, j’ai mes entrées au ministère, et puis j’ai bûché le concours, faut pas croire
-Je n’en doute pas, tu as l’âme d’une cheffe et je suis sûre qu’un jour ou l’autre c’est toi qui dirigeras cet établissement. Une visite d’inspection est si vite arrivée n’est-ce pas ?
-Crois-le ou non, je me plais à ce poste ; il me laisse un peu de temps pour concrétiser un de mes rêves… »
Pendant qu’elle parlait, elle avait saisi un papier-bulle qu’elle s’amusait à faire péter les unes après les autres. Puis, elle considéra un instant le résultat de sa manie bullique avant de se pencher vers son interlocutrice et murmurer : « j’écris » ; elle fit alors glisser sur son vaste bureau une revue sur papier glacé bleu électrique.
Elle confia alors que les petits vieux avaient des tas d’histoires abracadabrantesques à raconter et depuis la visite du maître Mataboshi, ils avaient tous succombés à la folie du haïku.« Tiens, tiens », se dit Solu sans pouvoir aller au-delà de cette pensée abstraite.
« - Et sinon, quoi de neuf ?
-Oh, la routine. Ça va ça vient, tant que le fond de l’air est frais.
-Mais encore ? J’ai croisé le nouvel apprenti, charmant… Y’a d’autres nouveaux dans la maison ?
-Des nouveaux ? Non, pourquoi ? Ah si ! Tu n’as pas fait la connaissance de notre nouveau psychiatre ? Une vraie pointure ! Son langage abscons ne laisse aucun doute sur ses innombrables diplômes…De plus, il se montre très humain avec les séniles, d’une patience infinie et d’une douceur …
-Dis donc ! Tu serais pas en train de tomber amoureuse, madame AGANTICUS ?
-Que vas-tu chercher encore ? Lolo, je veux dire le docteur Lolorent, est un être d’exception pas comme ce vieux porc de Slévich…
-Oh !
-Quoi, oh ? Ah, oui, je me souviens que tu avais toi-même un petit faible pour ce dégénéré
-Nobody’s perfect mais revenons à ton Lolo, où puis-je le rencontrer ?
-Il ne vient hélas qu’une fois par semaine, le reste du temps il le passe à « l’Air des déplumés »
-Chez ton mari, donc ? Tu n’y travailles pas, toi aussi ? Comme chez les deuxD d’ailleurs…
-Oui, effectivement, je m’occupe de leur comptabilité ; je n’ai rien à cacher, tu sais, tous les comptes sont transparents…
-Comme toi, chère Air. Bon, je vais te laisser bosser, il faut que je retourne au bureau pour assister au réveil de mon associé. »
Elle avait hâte à présent de rencontrer ce mystérieux docteur Lolorent au langage abscons. Mais elle devait auparavant revoir le sergent pour lui faire part de l’avancée de ses investigations.Qu’il lance le commissaire sur la piste de ce maître Mataboshi, responsable de cette mode haïkuique et qui sait ? Des lettres anonymiques, antonymiques, antinomiques ? Bref, elle avait du pain sur la planche.
9) « Good job » félicita le sergent, en faisant disparaître la chemise cartonnée sous son shetland. Il n’avait guère paru étonné par la menace qui pesait sur lui. Il avait simplement secoué la tête en posant une main sur l’épaule de son adjudant. « Ah, la guerre ! Elle ne finit jamais mais cela n’a l’air de déranger personne. »Il l’avait aussitôt mise au parfum :
Primo : Varin, Aganticus et ZackMo faisaient partie de la même promotion de parachutistes ayant servi durant la guerre de le Golfe.Ils y auraient trempé dans de sombres histoires de détournements de médicaments et matériels médicaux.
Secundo : ZackMo connaissait Blabla depuis l’adolescence ; ils avaient été élevés chez les Jésuites, tissant ainsi des liens indéfectibles mais plus ou moins douteux..
Tertio : Le maître Mataboshi , sous le coup d’un mandat d’arrêt international, n’avait plus donné signe de vie depuis des mois. On le soupçonnerait d’être l’instigateur d’un trafic d’organes prélevés sur les soldats morts au combat. Ce même Mataboshi n’était autre que le père Mat et Boche, qui dirigeait l’institution où ZackMo et Blabla avaient grandi.
Quatro : De cet incompréhensible imbroglio, aucune piste sérieuse ne semblait se dégager sinon qu’un trafic odieux se tramait depuis des années dans l’indifférence générale.
Un silence s’installa laissant les deux protagonistes perdus dans leurs propres souvenirs. Ni l’une ni l’autre n’était encore prêt à éclaircir cette longue période durant laquelle chacun avait cru l’autre bel et bien clamsé.
« Au fait, votre filleul, là, c’est un vrai chic type ! Et rusé par-dessus le marché, pas comme sa marraine, crut-il bon d’ajouter, histoire de détendre l’atmosphère. S’il ne versait pas dans l’antimilitarisme primaire il ferait une belle recrue…Mais je ne désespère pas.
-Alors, là ! Faudra vous lever de bonne heure !
-Si un jésuite peut devenir trafiquant d’organes, un fumeur de shit peut bien prendre goût à l’espionnage… Mais revenons à nos tromblons. Quand êtes-vous censée me dézinguer ?
-Le plus tôt sera le mieux, ZackMo a déjà réglé la moitié de la commission …
-Vous avez vos entrées dans les autres Pensions ?
-Ça peut se faire, j’ai gardé de bons contacts là-bas, en partie grâce au docteur Slévich qui continue d’y officier.
-C’est lui l’auteur de ce corps de déesse ?
-Mais ? Comment ?
-Allons, Davidovich, j’vous connais, hein, faut pas m’la faire à moi…Peu importe, repérez le plus tôt possible un vieux schnock qui aurait plus ou moins ma corpulence. Je sais bien qu’un corps d’athlète tel que le mien n’est pas facile à trouver mais n’oubliez pas qu’ici je passe pour un vieillard à roulettes…
-J’ai ouï dire que le vieil Ancelly était au plus mal…
-Arrangez ça avec le bon docteur Slévich. Vous êtes sûre de lui au fait ?
-Comme de moi-même
-C’est bien ce que je craignais. »