Ce texte est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec la réalité est à imputer à cette dernière. Toute coïncidence ou ressemblance avec des personnages réels n’est ni fortuite ni involontaire.
Je ne dis pas « ami lecteur » : on n’a pas gardé les Écritures ensemble.
Pierre Desproges
* * *
1) Il en a coulé de l’eau croupie sous les ponts chancelants de cette maison de retraite faite de cartons mâchés par nos inénarrables édentés. Mais que s’est-il passé durant tout ce temps ? Pourquoi ce silence intolérable et néanmoins pesant ? Nous passerons les détails glauques tirés par les non-cheveux du Blaba et rayés par les dents longues de la désormais Solutricine. Il en va d’une maison de retraite ordinaire comme le reste d’une société dépravée : frappée de plein fouet par la crise et mise à sac par les cyclones divers et variés : le charmant édifice ressemble désormais à un bunker.
Zack est toujours l’administrateur officiel du site en perdition mais il n’en mène pas large. Ceux qui ne sont pas crevés s’en sont allés voir ailleurs. Le vigile dont personne ne se méfiait hors ses jours de strip tease, a fait sécession en ouvrant son propre établissement, le fourbe. Zack ne s’en est jamais vraiment remis. Son associée, mademoiselle Soixante-sept s’est tirée du jour au lendemain et le pauvre Zack attend toujours son retour en noyant son chagrin dans un mauvais bourbon.
Fort heureusement, de nouveaux patients se sont présentés mais il s’agit de cas désespérés dont ni le HP des deuxD, ni même l’établissement flambant neuf du vigile n’a voulu.
Comme le descendant direct de Eiffel, un commissaire à la retraite qui n’en finit jamais de raconter une histoire à laquelle personne ne pige plus rien. Obsédé comme son ancêtre par les trucs longs, il arpente les couloirs délabrés du Plum’Art à l’affût d’auditeurs. Y’a bien mâme Anne, toujours la première levée, qui n’envisage pas de passer un petit déjeuner sans biscottes friables et histoires interminables mais elle l’use en propos de plus en plus outranciers depuis qu’elle développe son syndrome de la Tourette. Mais celui que Zack ne peut plus piffrer c’est bien cet autochtone venu d’on ne sait où, du jour au lendemain, avec comme seuls bagages une tonnes de vieilles encyclopédies récupérées dans la décharge à côté. Un indécrottable chieur, comme Zack aime à le dire. C’est ce sale type qui l’a poussé à commettre l’impensable : recruter ces deux croque-morts de ses deux pour en finir une bonne fois pour toute. Sait-il, le naïf, qu’il vient de vendre son âme au diable pour pas un rond ? Soupçonne-t-il un seul instant qu’il vient de fourrer sa belle gueule dans celle de deux loups affamés ? Il n’en aurait cure, selon ses propres dires. C’est qu’il n’a jamais douté de rien même s’il n’écrit plus une ligne qu’il sniffe méthodiquement sur la table poussiéreuse de son bureau.
2) Dans la même rue, à quelques encablures du Plum’Art, l’entreprise de pompes funèbres BLABSOLU ne paye pas de mine. Les affaires périclitent et les deux comparses maudissent ces sales vieux qui ne se décident jamais à passer l’arme à gauche. Putain d’capitalistes ! L’ambiance est mortelle en revanche, les associés ne s’adressent plus la parole et nourrissent au contraire une haine tenace l’un envers l’autre, se renvoyant systématiquement la balle usée de la culpabilité. Aussi, quand la sonnerie stridente du téléphone déchira leurs tympans, ils s’adressèrent le même regard étonné où pas la moindre trace du plus petit espoir s’y lisait. Puis, ils se ruèrent en même temps sur l’appareil, et c’est Blabaptiste qui dans un mouvement d’épaules pour le moins inélégant réussit à décrocher. Quelques minutes plus tard, il arborait un petit sourire imbuvable. Il alluma une cigarette et toisa sa comparse en faisant durer le suspens au-delà de la limite autorisée ce qui, comme de bien entendu, suffit à la Solu pour sortir de ses gongs :
« - Encore une erreur ? C’était quoi cette fois ? La boucherie Sanzot, le château de Moulinsart ?
-Hé, hé…
-Allez, crache ta valda ou j’vais t’aider ! Les deuxD ? Paraît que leurs travaux les ont ruinés, y’a p’t’être un truc à faire, non ?
-ZackMo…
-Quoi, ZackMo ? Il vit toujours lui ? J’le croyais décédé…
-Pfff…Tu crois pas qu’on aurait été les premiers informés ? Qu’est-ce qui m’a mis une gourdasse pareille entre les pattes, j’vous jure
-Ouais, ben jure pas trop si tu veux pas que j’te rappelle à quel point tu t’es humilié pour que je consente à bosser avec toi…
-Oh, l’autre ! Bon, passons. On va se rendre au Plum’Art, il a une affaire pour nous…
-Quoi ? Attend ! C’est quoi c’t’embrouille ? Ca sent le piège à plein nez, il nous a toujours eu dans l’pif, le premier d’la classe, souviens-toi…
-Si tu crois qu’on a les moyens de refuser… Qu’est-ce qu’on a à perdre, hein ? Allez, go. Mais surtout, essaie de te tenir, pour une fois et laisse-moi négocier…Il s’agit de faire partir un des nouveaux arrivants, un type qui lui vrille le moral ; il a l’air d’être prêt à tout pour s’en débarrasser.
-Et c’est maintenant que tu le dis ? Chouette ! Débarrasser, tu veux dire…
-Ben ouais…
-J’pourrai m’en occuper ?
-Si ça te fait plaisir, mais d’abord tu me laisses agir, ok ? »
Ils parcoururent à pieds l’itinéraire familier et cette petite balade suffit à leur rappeler cette bonne vieille camaraderie fondée sur la duplicité et la rouerie. Ah si seulement le bon vieux temps pouvait les rappeler à lui… Ils arrivèrent tout guilleret à la maison de retraite autrefois bénie, traversèrent en silence le jardin délabré, eurent une pensée émue en songeant aux rires de grelots de Picoti et Midinette, les cousines nymphettes … Tout cela semblait s’être passé il y a un siècle…Lorsqu’ils pénétrèrent le sombre bâtiment, ils se rendirent directement au bureau de ZackMo sans croiser âme qui vive. Ils frissonnèrent de conserve en voyant la mine de déterré de l’administrateur affalé dans son fauteuil rongé par les mites. Ce dernier n’esquissa pas un geste, tout juste releva-t-il ses paupières rougies et leur offrit-t-il un regard vitreux, aussi vide que sa maison. « Putain, quand même ! » s’esclaffèrent en silence les croque-morts.
ZackMo qui nourrissait une rancœur tenace envers la gent féminine exigea dans un sursaut macho de ne s’adresser qu’à Blabla. La Solu haussa les épaules et quitta la pièce, non sans avoir fait claquer la porte au passage en signe de vaine protestation. Elle arpentait le couloir de long en large lorsqu’elle aperçut en ombre chinoise une silhouette qu’elle pensa familière. Elle s’approcha à pas de loup jusqu’au type qui avançait péniblement à l’aide de deux cannes dépareillées. Ce n’est qu’une fois arrivée à sa hauteur qu’elle ressentit un vertige. Lui ? Impossible ! N’avait-il pas rendu son dernier souffle, il y a des lustres ? Et dans ses bras encore ? Merdalors, elle devait se tromper…
« - Bill ? » ne sut-elle que prononcer. Le regard assassin que le grabataire lui renvoya ne laissait aucun doute ! C’était bien lui !
3) Elle retint néanmoins son élan, traversée opinément par un éclair de lucidité de bon aloi. Evidemment ! Comment expliquer au vieillard claudiquant que la jeune femme avenante qu’il avait sous les yeux n’était autre que son ancien comparse des tranchées ? Des images atroces de membres désarticulés vinrent s’interposer dans son esprit ravagé. La deuxième guerre de le Golfe n’avait été retransmise sur les écrans du monde que sous la forme virtuelle et télégénique d’éclairs bleutés pour le moins fascinants. On n’avait pas jugé bon, en haut lieu, de rapporter les sommes d’horreurs conjuguées de part et d’autre. Solu secoua la tête pour chasser un pan entier d’une vie qu’elle avait souhaité effacer. Et pourtant….
Le mercenaire qui avait fait ses armes sous la houlette de cet autre aventurier n’était autre qu’elle-même ! La dernière fois qu’elle avait vu son mentor, il y a des années de cela, il agonisait entre ses bras tandis qu’ils avaient sauté tous deux sur une mine anti-personnel. Il avait succombé, (enfin c’est ce qu’elle avait cru jusqu’ici) tandis que le jeune soldat répondant au patronyme de Davidovich, avait du faire une croix définitive sur ses bijoux de famille…. Ce n’est qu’au prix de nombres d’opérations plus ou moins esthétiques que Davidovich s’était peu à peu mué en Solu.
Personne, pas même son comparse Blabla n’était au courant de son passé encombrant et pour le moins dérangeant. Il/Elle avait essuyé assez de quolibets durant ces longues années de transmutation pour se sentir prête aujourd’hui à révéler ce secret douloureux, à fortiori à son ex-instructeur. Que faire, maintenant qu’elle en avait déjà trop dit en prononçant un prénom qu’il avait lui aussi négligé, comme son odieux passé ?
« - Qui êtes-vous ?
-Excusez-moi….Je crois que je vous ai pris pour quelqu’un d’autre. Je visite cet établissement car j’envisage d’y aband…je veux dire de confier ma mère aux bons soins de monsieur Morel…
-Si vous souhaitez qu’elle y crève sous peu, faites-le ! Mais s’il vous reste la moindre parcelle de compassion pour une génitrice même ravagée, je vous le déconseille formellement !
-Mais, vous-même ?
-Ne vous fiez pas aux apparences…..Davidoff ! »
Sur ces paroles balancées telles une rafale de mitraillette, le grabataire envoya valdinguer ses cannes et entama un sprint qui médusa Solu.
« - Alors ? Qu’est-ce que vous foutez ? Au rapport ! Et plus vite que ça ! Si vous croyez qu’on a du temps à perdre ! Plus de stratégie, Davidovich Illich, une boucherie ! »
Hésitant un instant, elle jeta un coup d’œil en direction de la porte close du bureau où son associé tramait avec le directeur, mais n’écoutant que son courage de vétéran, elle s’engagea d’un pas décidé en foulant allégrement les bonnes intentions qui avaient jusqu’ici fait sa fortune…