Mais ce que j'ai trouvé d'original dans l'article d'Ôe, c'est l'appel qu'il fait aux formalistes russes (" Entre parenthèses, dit-il aussi, si l'Union soviétique a disparu, plusieurs de ses mouvements intellectuels si brillants des années 1920 ou 1930 gardent toute leur pertinence et font partie intégrante du patrimoine vivant du XXème siècle "). Il dit :
Disons, pour simplifier les choses, que les mots de l'écriture littéraire, par un procédé que les formalistes russes appelaient ostranenie - " rendre autre " - retardent la transmission du sens et rendent cette transmission plus longue. Ce procédé permet de redonner aux mots la résistance qu'ont les choses elles-mêmes au toucher [...] je dois confesser ici que ma vision du roman ou de la littérature en général se fonde sur cette théorie de l' ostranenie, et que c'est à dessein que je complique la transmission du sens. C'est pourquoi beaucoup de jeunes intellectuels estiment probablement que je serai le premier des romanciers à être relégué aux oubliettes par la nouvelle génération Internet.
Résistance, " redonner aux mots la résistance qu'ont les choses elles-mêmes au toucher " me paraissent en effet être une tâche irremplaçable de l'écrivain, même et surtout à l'époque moderne.
Mais le plus étonnant encore, concernant cet article, est que, loin de cultiver la nostalgie pour les formes d'écriture du passé et de chercher à y défendre coûte que coûte ce " rôle irremplaçable ", il manifeste une ouverture aux formes de l'avenir : " l'information est elle aussi une forme profonde d'expression. On peut y distinguer un " style " ".Mais qu'est-ce que le style ? " Ce que j'appelle " style " peut être défini par plusieurs questions : qu'est-ce que l'être humain ? Quelles sont ses activités ? Que nous révèlent-elles de lui ? ".
Peu importe après tout la forme que nous utilisons, semble-t-il dire - et là, je crois que mes étudiantes de P8 seraient toutes d'accord avec lui -puisque le style en question n'est finalement rien d'autre que le reflet de nos activités, et que ces dernières sont ce qu'elles sont à un moment donné de notre histoire. Comparant le temps qu'il fallut au XIXème siècle pour que la nouvelle de l'existence d'un vaccin contre la variole atteigne le Japon (soixante ans) avec la fraction de seconde qu'il faut aujourd'hui pour acheminer une nouvelle à l'autre bout de la Terre, il se déclare plus préoccupé par l'usage des nouveaux médias dans l'objectif de créer de nouvelles solidarités (" pour apporter une réponse humaine à ces tragédies trop réelles que sont les guerres ") que par le maintien d'un ancien " style ". Comme un écho en somme à la phrase de Sartre qui affirmait qu'aucune cathédrale ne valait la vie d'un homme (je cite de mémoire). (Mais n'a-t-on pas désigné parfois Ôe comme " le Sartre japonais " ?).
A mon avis, ce qu'il veut dire aussi c'est qu'il y a bel et bien plusieurs " styles " qui peuvent et doivent coexister. Ôe est généreux dans son attitude à accorder un " style " à l'information, et trop modeste sans doute quand il se voit relégué déjà aux oubliettes à cause d'un style qui, contrairement à l'information, cultive la lenteur. Car la lenteur est tout bonnement celle de la réflexion. Me semble-t-il en tout cas. Les neuro-sciences- encore elle ? mais je suis sûr que le " vieil écrivain " ne dédaigne pas ce qu'elles disent - ne nous apprennent-elles pas que le traitement de l'information dans le cerveau humain depuis le niveau des neurones et des réseaux élémentaires de neurones jusqu'au niveau cognitif se fait à une vitesse incroyablement plus lente que celle des signaux transmis au sein d'Internet ?
Les textes pour la réflexion se doivent donc de se mouler dans cette lenteur, d'offrir cette résistance afin qu'ils nous laissent le temps de former des pensées.
De fait, Ôe Kenzaburo témoigne d'un optimisme surprenant et qui me semble tout à son honneur.
Lui qui, si souvent, a fait montre de sa douleur (douleur d'homme du XXème siècle devant les horreurs de la guerre - Hiroshima en particulier - douleur, encore, d'homme devant accueillir un enfant lourdement handicapé), finit par voir dans Internet surtout un moyen extraordinairement efficace de répandre l'information utile (lors de grandes campagnes internationales, comme celle contre les mines anti-personnel). Il y voit aussi, à cause de la possibilité de s'y exprimer dans n'importe quelle langue, un autre moyen de résistance, mais cette fois contre la langue du pouvoir dominant.
Ajoutons à cela qu'après tout, ne pourrait-on pas utiliser aussi le réseau pour sauvegarder des écritures, des mots, des façons de parler, des langues entières, qui sont presque toutes menacées ? et ne serait-ce pas là aussi un bon morceau de résistance, qui contre-balancerait l'autre mouvement, celui qui va vers l'oubli ?
Noter en passant que ce travail est celui de mes collègues linguistes, un travail méconnu, injustement considéré comme inutile. Bien sûr.
Vous ne voudriez tout de même pas que l'idéologie régnante se préoccupât de " style " !
Billet trop long encore, me dira-t-on, mais connaissez-vous d'autre moyen de réfléchir que celui qui consiste à y mettre le temps ?
(photo empruntée au site http://www.transientwriting.wordpress.com)
À propos de alainlecomte
<h3>Vous en une ligne</h3><p> Universitaire vivant à Grenoble mais travaillant à Paris, je m'intéresse particulièrement au langage et à son fonctionnement. Je m'intéresse également aux questions philosophiques, à l'art et à la littérature. J'aime le voyage, la montagne, l'Inde, le Jura suisse, Kenzaburo Ôé, Robert Walser, les vaches, particulièrement celles de la race d'Hérens, Filippo Lippi, Peter Handke, Marguerite Duras, Pippiloti Rist, mes collègues de l'Université Paris 8, les vallées du Ladakh, les glaces Gonzales qui sont en vente rue Servan à Grenoble etc. etc..</p>