Magazine Journal intime

Le Sauveur

Publié le 04 juin 2009 par Junkofrantic

Je revois de manière très nette son visage ovale, ses traits fins, ses cheveux dont les boucles traçaient des demi-cercles mous sur sa nuque, son long corps maigre… Je les revois aussi précisément que si je venais de le quitter, alors que les lieux qui nous ont espionnés se sont brouillés, comme ces photographies nocturnes sur lesquelles on ne voit qu’un détail en gros plan, où l’arrière fond est flou voire obscur. Je ne suis plus certaine de son prénom, je le confonds peut-être avec celui de son ami. Dans mes pensées, il s’appelle « Le Sauveur ». Il ne m’a pas sauvée, je refuse que qui que ce soit me sauve de quoi que ce soit, c’est entendu, sur ce point je suis intransigeante. Mais je l’avais surnommé ainsi secrètement car à chaque fois que je l’apercevais, j’avais l’impression que le Christ était sorti d’un tableau, ou qu’une statue à son nom s’était mise en mouvement pour s’échapper d’une Eglise. Il ne se promenait pas vêtu d’un cache-sexe accroché à une croix, mais il correspondait aux représentations de Jésus Christ, et puis il avait la même douceur résignée dans le regard.

Je ne sais pas très bien comment je l’ai rencontré. Je sais qu’il s’installait souvent, accompagné d’un ami, sur la terrasse du Pub que je rejoignais pour me détendre après ma journée de caissière au Monoprix. Cependant, je ne me souviens pas des premiers mots échangés avec ces deux individus… En revanche, je nous aperçois dans les rues pavées d’Aix-en-Provence, moi et ma copine C., lui et son ami, au milieu de la nuit. Il nous a proposé d’aller boire le Chianti qu’il venait de ramener d’Italie, dans son appartement. C. a annoncé qu’elle avait sommeil. Plus tard, elle me dira, « en partant je me suis dit que t’allais coucher avec l’un de ses deux mecs ». Elle se trompait de peu. De mon côté, c’est un scénario que je n’envisageais même pas. C’est un scénario que je n’envisage jamais d’ailleurs. J’étais agréablement ivre et j’avais envie de boire encore, tout simplement. Je ne savais même pas ce qu’était le Chianti et je détestais le vin à cette époque, mais j’y suis allée. Je suppose que je n’avais pas envie de rentrer chez moi. Je distingue l’énorme bouteille très élégante, les verres, la chaleur, l’air du ventilateur impuissant à rafraîchir ma peau, le canapé, une affiche de Fight Club devant moi… Puis j’ai décrété que j’allais rejoindre mon lit, l’aube imprégnait progressivement la ville.

Les deux garçons ont tenu à me raccompagner. Sur le cours Mirabeau, entre les platanes qui n’avaient pas encore d’ombre, je déposais mon deuxième Lexomil sur ma langue pâteuse. « Deux ça fait beaucoup, surtout après ce que t’as bu, non ? » « J’en ai pris un tout à l’heure et je n’ai pas sommeil, donc j’en prends un deuxième ». Pour la première fois, j’ai vu ce regard, échangé entre eux, celui qui signifie : cette fille est paumée.
Ils sont entrés avec moi dans mon appartement, alors que je voulais être seule et dormir. Puisqu’ils étaient présents, je leur ai proposé une vodka en mettant de la musique, The Stooges, je m’en souviens. Le malaise devenait de plus en plus perceptible : j’étais entre deux garçons quasiment inconnus qui avaient l’intention de se taper une fille, or j’étais la seule fille… la suite était évidente. Statufiée entre eux deux sur le canapé, je songeais que ce scénario ne me convenait pas, tout en ne voyant pas comment le changer. Finalement, l’un des deux est allé aux toilettes, l’autre, Le Sauveur, en a profité pour étendre un bras sur mon épaule. Le second a tiré la chasse puis a admis sa défaite : « je vais vous laisser ». Il est parti, un silence gêné nous a englouti Le Sauveur et moi. Ensuite, ses bras, ses mains, sa bouche, se sont exprimés, mais je restais froide, passive, d’autant que le Lexomil m’endormait.

Coupure mémorielle. Nous sommes tous deux sur le lit. Il chuchote : « t’as pas de capote et de toute façon, t’as pas envie ». « Oui, voilà. » « Je peux te caresser ? » « Si tu veux. » Après coup, je crois qu’aucun garçon n’a été aussi… affectueux en sachant qu’il n’aurait sans doute rien en retour. Le Sauveur était un mec bien, pas adapté à celle que j’étais cette année là. Je me rappelle vaguement de ces questions « pourquoi t’as l’air aussi triste ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » Je ne répondais pas, je souriais poliment avant de trouver une échappatoire dans la musique : « tu sais ce que dit cette chanson ? Dans quel contexte ce concert a été enregistré ? »… Ou dans les livres « ce qui est beau chez Dostoïevski, c’est ce doute permanent, tous ses « méchants » sont plus attachants que ses « gentils » ». Je l’emmerdais, certainement. Mais il continuait à effleurer ma peau et à saisir le moindre silence pour m’embrasser.
Ensuite j’ai obligé Le Sauveur à partir parce que je devais bosser. Dans le vestiaire du Monoprix, je passais sans cesse un doigt sous mes cils inférieurs pour dissimuler mes larmes. En sortant, j’ai rallumé mon téléphone portable qui a affiché plusieurs appels, toujours du même numéro, le sien. Je l’ai fui, un petit peu… Pendant quelques jours, j’ai regardé le téléphone sonner sans décrocher, malade à l’idée de lui parler. Puis il a crié mon prénom sous ma fenêtre, alors seulement je lui ai avoué : « je ne peux pas, je ne peux pas avoir une relation amoureuse maintenant, je ne sais pas l’expliquer, je n’ai pas de bonnes raisons à fournir, mais j’en suis incapable, trop de choses à régler avec moi-même avant ».

Alors il s’est fait discret. Je l’ai recroisé pour la dernière fois peu de temps après. C’était je crois, dans la Maison du Bonheur, mais à une autre date puisque l’été caniculaire plombait Aix et que tous mes proches avaient renoncé à m’aider. Je ne savais pas qu’il y serait, mais j’ai mémorisé la scène. Je suis entrée dans le salon, les yeux écarquillés par l’ecstasy, une bouteille de whisky que je buvais au goulot dans une main, ma cigarette plantée dans l’autre. Je grelottais alors qu’il devait faire 25 degrés et, en chancelant, je répétais « j’ai super froid c’est horrible ». Il a posé sa veste sur mes épaules, avec ce regard, celui qui ne signifiait plus « cette fille est paumée » mais « cette fille est irrémédiablement perdue », un mélange de pitié et d’abandon. Je sais que Le Sauveur a renoncé à me sauver à cet instant là. Il a compris que s’il essayait, il plongerait avec moi. J’ai pris la veste mais j’ai détesté cette expression, ou plutôt je me suis haïe de la susciter. J’ignore lequel de nous deux a fui l’autre cette nuit là. En tout cas, ensuite, il s’était mystérieusement volatilisé du Pub et des rues que je fréquentais. Il m’est resté comme un regret, l’impression d’avoir forcé un type bien à partir. Mais j’ai gardé la veste, sans la remettre. J’imagine que j’avais l’impression qu’un jour, je pourrais la lui rendre.

Cinq ans plus tard, dans une autre ville, je suis retombée dessus, dans un coin de mon placard. Je l’ai humée, mais elle ne sentait que la poussière, le renfermé, l’humidité… son parfum avait disparu. J’ai fait ses poches… J’y ai trouvé un ticket de cinéma (Lost in Translation), une pièce de dix centimes et une boîte d’allumettes du nom d’une boite de nuit aixoise. Après, je l’ai mise en vente sur Ebay. Elle partira en Colissimo demain matin. Il m’a fallu cinq ans pour admettre que je ne reverrai plus jamais Le Sauveur et pourtant, aujourd’hui, je saurais lui expliquer mon comportement. Je pourrais le justifier du moins.
Sa veste va traverser le monde en direction des Etats-Unis… j’ai comme une impression de trahison et une sensation d’irréalité. La page aixoise de ma vie, je n’en finis pas de la relire, de la tourner et d’y repenser, avec un mélange de regret et de culpabilité… L’envie de dire pardon à ceux que je ne reverrai jamais, et la certitude d’avoir tout gâché… Désormais je me comprends, mais je ne m’excuse pas moi-même. Je n’arrive pas à me réconcilier avec celle que j’ai été…


(La vidéo n’a sans doute aucun rapport, enfin je ne sais pas, le violon va bien avec mon pathétisme involontaire, et j’écoute beaucoup cette dame en ce moment).


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