Je l’avais rencontrée par hasard dans un jardin public où elle s’était assise, face au bassin, le regard dans le vide. Ce sont justement ses aiguilles qui m’avaient attiré. A l’époque je cherchais toujours des choses « remarquables » chez les jeunes femmes que je décidais de suivre. Assis sur le même banc, j’avais eu très envie de lui parler, mais je m’étais résolu à attendre un peu, afin de mieux la connaître.
Elle travaillait à mi-temps dans un magasin de chaussures – j’aurais pourtant parié pour un magasin de laine – était mariée sans enfant, mais entretenait une relation avec un homme qu’elle voyait une fois par semaine, chez lui, à l’heure du repas, dans une petite rue non loin de la montagne Ste Geneviève.
Il m’avait fallu cinq mois pour réunir toutes ces informations. Malheureusement, le mois qui avait suivi, j’avais fini par retrouver du travail et, mon emploi du temps s’étant transformé en une suite d’obligations incompressibles ; je ne pouvais plus continuer à vivre dans son ombre. Je ne l’avais donc pas revue pendant presque trois mois, jusqu’au jour où – nostalgique et sans doute abattu par le départ de la femme qui partageait ma vie - je repassai dans ce fameux jardin. C’était un dimanche. Le printemps naissant commençait à essaimer quelques touches vert tendres sur les branches des arbres et les bancs avaient oublié l’humidité de l’hiver. Sans l’avoir prémédité, je me retrouvais près du bassin. La femme aux aiguilles à tricoter était assise sur le même banc où je l’avais rencontrée neuf mois plus tôt, le regard vide. Je m’assis à côté de son sac rouge d’où dépassaient ses aiguilles et la examinai à la dérobée, attendant que quelque chose se passe. C’est elle qui me parla la première, et d’une voix si neutre que j’en fus surpris ; j’avais sans doute espéré autre chose.
- Je vois que mes aiguilles vous intéressent. Je vous les donne si vous voulez
Interloqué par cette entrée en matière, je ne sus que répondre mais mon silence ne la gêna pas, au contraire.
- Oui, je veux m’en débarrasser, elles m’ont déjà beaucoup trop fait souffrir !
- …
- Vous vous demandez sans doute comment des aiguilles peuvent faire souffrir ?
- C’est à dire que… enfin oui. Ce n’est pas que je sois curieux, mais ça m’intéresserait de connaître un peu leur histoire.
- Rien que de très banal, vous savez …
- Si vous me trouvez indiscret…
- Mais non, pas du tout ! Je veux vous les donner parce que c’est un cadeau qu’on m’a fait et que je ne peux plus garder. Celui qui me les a données ne mérite plus que je pense à lui.
- Excusez-moi de vous poser cette question idiote, mais comment un homme peut être amené à faire un tel cadeau à une femme ?
A ce moment là, elle fut secouée d’un fou rire bruyant, ses cheveux tournoyèrent sur ses épaules, puis finirent par se calmer et elle me répondit le plus sérieusement du monde.
- Peut-être parce qu’il voulait que cette femme le tue !
Je ne trouvai rien à lui répondre. Vous penserez peut-être que je n’ai pas l’esprit d’à propos, et vous aurez raison. Elle me donna ses aiguilles, je les acceptai sans mot dire, puis elle se leva et partit. Je restai assis, seul sur mon banc, le regard perdu, jusqu’au moment où le sifflet d’un agent de police me sortit de ma rêverie et que je me décidai à rentrer chez moi par le chemin le plus long.
Ce n’est qu’hier soir que j’ai ressorti ces fameuses aiguilles à tricoter que j’avais acceptées comme je ne sais quel gage… Je les ai tournées et retournées sous la lumière de la lampe jusqu’à ce que je finisse par apercevoir une petite trace rouge, sur chacune des pointes. Je les ai passées sous l’eau, mais les taches ne voulaient pas partir. Je me suis alors décidé à passer un coton imbibé d’alcool sur la pointe de chacune d’entre elles, mais la trace était tenace, comme un souvenir qui résiste au temps.
NB : merci à Pagenas pour l’illustration de ce texte. Pour visiter son site : www.sucrebleu.com