Vendredi le 13 février, Miami, Floride.
Déjà onze jours qu’on a arraché les bleuets de leur arbrisseau dans un champ chilien. Depuis, ils ont vogué sur le Pacifique en longeant la côte sud-américaine, traversé le canal de Panama et puis la mer des Caraïbes en tanguant tout paquetés dans leurs barquettes de plastique transparent. Mais du voyage, ils n’ont rien vu, non, car ils dormaient profondément. Près de leur bleuetière natale, dès que les portes de l’étanche conteneur se sont refermées sur eux, vite on les a endormis avec un gaz qui leur a fait croire qu’il n’avait pas quitté leur branche. Point de murissement avant d’avoir touché terre. Aucun effluve de bleuets sucrés ne se dégagera du bateau chilien.
Dans un autre coin du continent, au Mexique, poussaient des mures au soleil de février. Leur histoire est presque la même, mis à part qu’elles sont parties en voyage à bord d’un camion sans jamais voir la mer. Par la route, elles ont contourné le golfe du Mexique, en traversant tout le Texas, la Louisiane, le Mississippi, la Géorgie, pour redescendre jusqu’en Floride. Un périple de cinq jours à dormir au gaz.
C’est dans un entrepôt de Miami, où l’on porte des vêtements contre le froid même quand il fait 25 degrés que les tout petits fruits ont commencé à s’éveiller. Les dodus bleuets ont rencontré les non moins fraiches et pimpantes mures, même après plusieurs jours d’existence. Dans ma remorque ils se sont collés, palette contre palette et à mesure que leur gaz de dormance s’évapore, ils exhalent leur parfum fruité. Quand je vérifie leur température, qui doit être maintenue à 36 degrés Fahrenheit, je prends une bonne bouffée d’air sucré aux bleuets. Les mures quant à elles, se laissent toujours désirer, c’est dans leur nature. Nous parcourrons 1600 miles avant de les mener à destination, sans compter les 350 que nous avons faits à vide.
Si vous voulez les voir, ils seront chez Costco de St-Bruno dès lundi matin, encore frais pour la semaine, même après 14 jours de voyage. Quand vous en ferez éclater un sous vos dents et que le jus se répandra sur vos papilles, fermez les yeux, vous ferez un long voyage.
Où vont les saisons? Elles roulent à bord de camions. Je transporte un bout de l’été chilien vers l’hiver canadien. Tous ces kilomètres pour pouvoir manger des bleuets frais en février me laissent un petit gout amer. Les mois d’hiver me semblent plus sombres malgré toute la couleur de ces généreuses baies, comme s’il n’y avait pas qu’elles qui étaient endormies au gaz.