- Arrêtez-les, ce sont des fachos.
Il les avait repérés dès le début de la soirée. Ils promenaient leurs drapeaux noirs et leur pancarte « Jouissons sans entrave » dans les quatre ou cinq premières rangées du cortège. Tout de suite, il avait senti l'arnaque. Ces deux loustics puaient la « provoc ». Leur seule raison d'être ici c'était d'exciter les flics. Son cri se perdit dans le brouhaha. Il vit deux éclairs atterrir au pied des flics qui reculèrent d'une dizaine de mètres. La manœuvre avait échoué. Les manifestants étaient sagement restés à l'abri, la provoc avait échoué, pour l'instant. Les deux corniauds avaient encore une troisième bouteille en réserve, elle roula sous une 404 malencontreusement garée sur le trottoir. La bagnole s'embrasa instantanément, une gerbe de feu éclaira la façade de l'immeuble. L'explosion du réservoir écarta un peu plus les flics et manifestants. Jacques la soirée, il s'était efforcé de canaliser la colère des étudiants. Il a avait vu passer Danny courant de barrage en barrage et répétant inlassablement
« Surtout n'attaquez pas les flics. Les barricades sont défensives. On occupe pacifiquement. » À la réunion d'avant manif, rien ne s'était passé comme prévu. Pas d'empoignade entre « Staliniens », « Troskistes », « Anarchistes », tous étaient tombés d'accord. Il fallait occuper le quartier latin jusqu'à l'obtention de l'élargissement des prisonniers de la libération de la Sorbonne et l'évacuation de la police du quartier. Jacques avait fait la moue. Au milieu des Cohn-Bendit, Krivine, Sauvageot, Geismar et autre July, il avait l'impression de passer pour l'ouvrier alibi. Inlassablement, le cri revenait : « Libérez nos camarades ». Ces jeunes gens boutonneux commençaient à l'agacer. Ses camarades, à lui, auraient bien besoin d'être libérés de... Billancourt. Quatre ans déjà, qu'il vissait les mêmes boulons sur les mêmes R8, pour gagner cinq cents balles par mois. Bien sûr, dès le début, on lui avait glissé la carte de la CGT dans la poche. Elle ne lui avait pas servi à grand-chose. Avec sa carrure de boxeur, ses « camarades » l'avaient surtout utilisé pour jouer les gros bras contre les fachos. Suprême récompense, il avait même joué les gorilles pour deux ou trois pontes du parti venus soutenir la « classe ouvrière ». L'ennui avait commencé à le gagner. Coller des affiches, distribuer des tracts, pour réclamer cent balles de plus voilà qui n'allait pas lui changer la vie. Au mois d'avril, il était allé faire un tour du côté de Nanterre. Au milieu de ce bain bouillonnant, assis dans l'herbe, il avait écouté disserter. Il n'avait pas compris grand-chose à Marcuse, Mao ou Debord. Qu'importe, il avait pris un grand bol d'air frais. Dès le lendemain, à la réunion de section, il en avait parlé. Ses chers camarades lui avaient ri au nez. « Tu crois que c'est avec ces petits bourges, que tu vas faire la révolution ? ». Il n'avait pas moufté, mais était retourné à Nanterre. Quand il avait osé prendre la parole dans une AG improvisée de l'Amphi D1, il avait déclenché une ovation : « Les ouvriers avec nous ». Le soir, il déchirait sa carte de la CGT, il était intronisé au sein des JCR[1]. Depuis, tous les soirs, il hantait le quartier latin. Et voilà, comment, lui l'ouvrier à la chaîne se retrouvait à faire le service d'ordre dans cette manifestation qui le concernait à peine. Une manif, le mot lui apparaissait mal choisi pour parler de ce capharnaüm qui s'était installé autour de la Sorbonne. Lui qui n'avait jusqu'alors connu que les défilés du premier mai sagement encadrés par les gros bras du parti ne voyait pas vraiment sur quoi allait déboucher cette soirée. Les rumeurs couraient sans cesse, l'une chassant l'autre. Les transistors étaient branchés. « Geismar est en discussion avec Roche[2] , ils vont libérer nos camarades. » Manque de chance, Roche ne se veut pas mouiller et on cherche le ministre. A onze heures, c'est Cohn-Bendit qui est chez le recteur. Cette fois ça y est, on va gagner ! Jacques n'en perd pas une miette, mais il se demande de nouveau si la classe ouvrière ne sera pas le dindon de la farce. Quand les jeunes boutonneux auront libéré leurs « camarades », ils retourneront sagement à la fac et lui à Billancourt. D'un coup la panique s'installe, le pouvoir n'a pas cédé. Les flics vont charger. Une fusée rouge éclaire le ciel. Une nuée de grenades s'abat sur la barricade la plus avancée du « boul Mich », trop faible pour tenir. Jacques aperçoit une masse compacte d'hommes en noir qui se rassemblent devant la rue Gay-Lussac. Pour sûr, ils vont déguster. Une rumeur, encore une, lui parvient : « Les prolos arrivent, ils sont quinze mille à Strasbourg-Saint-Denis, il faut tenir ». Une nappe épaisse de lacrymogène envahit la rue. Çà et là des voitures flambent. Aux fenêtres certains habitants abreuvent les flics d'injures, les explosions s'accélèrent. Les coups pleuvent, les CRS ne font pas de quartier. On poursuit l'étudiant jusque chez l'habitant. Les explosions s'accélèrent, deux nouvelles bagnoles partent en fumée projetant une lueur fugitive. La rue Gay-Lussac était presque reconquise quand il aperçut deux flics qui tentaient de déshabiller une jeune fille.
- Salope, on va te faire traverser Paris à poil.
Il fit signe à deux autres gros bras et courut vers les deux salopards. Surpris, ils relâchèrent la gamine qui s'enfuit en tournant à l'angle de la rue Collard Malgré ses yeux remplis de larmes, il crut reconnaître Djamilla.
[1] Jeunesse communiste révolutionnaire.
[2] Recteur de l'académie de Paris