MF Doom - My favorite ladies - Julio remix
Mi mars. Ca fait bientôt deux mois qu’on se quitte plus. Momo. Théo. Et moi. J’ai l’impression d’avoir deux frères. Deux frères et un cousin, disons… en comptant D’jo. Une famille qui sait tout de moi. Excepté mon prénom. Ils me connaissent mieux que ma mère. Qui ne sait rien de moi. Excepté mon prénom.
La fin de l’hiver est rude. Interminable. Entre météo impitoyable et argent qui commence à manquer cruellement, c’est la bérézina. Il faut souvent choisir entre manger. Rouler. Ou acheter des clopes. Niveau shit, c’est la pénurie. Le fournisseur est en vacances forcées. A l’ombre. On vend plus que pour notre conso perso. Un petit billet par ci par là.
Le soir, difficile de se glisser dans un pseudo lit imbibé d’une humidité glacée que t’as toutes les peines du monde à réchauffer. Le truc étant de transformer le tout en une moite chaleur grâce au 37 degrés de ton corps. Et de t’endormir avant d’avoir trop envie de pisser. Le matin, impossible de sortir de ce lit devenu douillet. D’affronter le froid. Dehors. Alors c’est eux qui préparent le café : les garçons. A tour de rôle. Le temps qu’il coule, le moteur de la golf a tourné. Et c’est dans l’habitacle surchauffé de la voiture que je le prends. Avant de décoller… ou pas. J’ai même plus envie de me débarbouiller. Même vite fait. Plus envie de faire aucun effort. Je m’en fous d’avoir l’air d’une clocharde. Les cheveux en bataille. Les yeux à peine ouverts. Avec mes fringues sales de la veille. Toute façon plus rien n’est étanche. Mon cerveau fuit tellement que j’ai l’impression de vivre dehors. Dans la boue. Que tous les jours c’est dimanche. Et qu’il pleut. Mes os sont spongieux. Imprégnés d’eau jusque dans ma moelle épinière. Même le linge ne sèche plus. Le lavomatic est devenu notre deuxième maison. On passe des après midi entières à bloquer devant le hublot de la machine. Comme devant un écran de télé. Cerise sur le gâteau : On peut plus se doucher gratuitement au formule un en passant par derrière. Y’a une femme de ménage qu’a repéré notre petit manège. C’est pas la première. Mais c’est la seule qui nous prend la tête. Elle est tellement à fond qu’on dirait que c’est elle qui paie l’eau de l’hôtel. Alors quand j’ai le courage, pour avoir de l’eau chaude, je fais tourner des machines. A 60. A vide. Et sans lessive. Quand l’eau est à température idéale, j’arrête le programme. J’attends le déclic. Et je récupère le tout dans une bassine. Pour me laver. Ma peau est imprégnée d’une odeur de lessive persistante. Je me damnerais pour une douche. Un shampoing. Un rasoir. Quand mes jambes frôlent celles de Mohamed, la nuit, je sens ma pilosité qui s’active, sur mes mollets.
Momo et moi on est très proche. Depuis qu’il m’a dit que deux corps à 37 degrés, c’était encore mieux, pour se réchauffer, y’a qu’avec lui que je m’endors. Dans ses bras, j’oublie que tous les jours, je voudrais quitter l’aventure. Entre Théo qui se pose tellement de questions que quand je le regarde, j’ai mal au cerveau… et D’jo qui croit qu’une voiture, ça peut ressentir des trucs, Momo me rappelle à chaque minutes pourquoi je suis là. Y’a que lui qui me rassure. Derrière ses allures nonchalantes, il a toujours les pieds sur terre. Quelque chose qui tourne en permanence dans sa tête. Y’a deux jours, quand je lui ai dit que j'’en pouvais plus de sentir le moisi, les pieds, et les cheveux gras… que j’osais même plus sortir de la voiture, pour faire la bise aux gens, il m’a promis que le lendemain, il me trouverait une douche. Mais que j’étais pas obligée de faire la bise à tout le monde pour autant. Et quand il m’a demandé d’enlever mes grosses chaussettes, j’ai cédé, finalement. En priant le Ciel pour qu’il ne m’appelle pas Robert. Ou Gérard. Dans la nuit.
C’est comme ça que le lendemain, on a atterrit chez D’jo. Enfin chez ses parents. Qui sont restaurateurs. Ils ne rentreront pas avant quatorze/quinze heures. Vue de l’extérieur, la maison est banale. Style pavillon dans lotissement pour français nouvelle classe moyenne des années 90. Mais à l’intérieur, la déco est à couper le souffle. Digne des milles et une nuit. On voit que la mère de D’jo est nostalgique de l’Algérie. Même si elle dit qu’elle n’aime plus les Arabes. Maintenant.
Pendant que je me prélasse dans un bain chaud, les garçons sont partis chercher de quoi fumer. Ils en ont pour une petite heure. Selon la formule consacrée. Dans l’eau tiède et parfumée à la mousse Yves Rocher vanillée, je pense à Momo. Je pense à Momo depuis toujours, en fait. Sans le savoir. Est-ce que je dois le croire quand il me dit que lui aussi, ça fait des années qu’il m’attend. Que c’est même pour ça qu’il traine plus devant la gare : parce que je suis là, maintenant!… Sachant que ce soir là, c’est juste un hasard qu’ils se soient trouvés là, tous les trois. Un hasard ? Ou un miracle ? Comme dit Momo. Mohamed adore jouer avec les mots. Il est trop fort. J’adore comment il ment.
Perdue dans mes pensées, je vois pas le temps passer. Deux heures, déjà. Les garçons ne vont pas tarder. Je sors de la baignoire. J’enveloppe mon corps tout neuf dans une grande serviette prune. J’en mets une deuxième en turban autour de ma tête. Oranger. Et je m’étale un masque à l’argile verte sur le visage. Vingt minutes de pause. J’ai le temps de me faire les jambes. Assise sur le bord de la baignoire, les pieds dedans, j’étale la mousse à raser. Tiens un moteur. Les voilà. J’ai fini ma jambe gauche. Elle est toute lisse. Toute reluisante. Je m’apprête à attaquer la droite. Quand soudain, la porte s’ouvre. Surprise, je fais :
« Putain… tu pourrais frapper, connard. Ca se fait pas… »
Pour moi ça ne peut être que D’jo. Je me retourne même pas.
« Frapper pour entrer dans MA salle de bain ? Vous voulez dire… Mademoiselle ? »
Oups. Ce n’est pas D’jo. Mon rasoir n’en fait qu’à sa tête. Je me coupe. Ca saigne. Ca m’échappe :
« Merde. Euh… Pardon… Euh… Bonjour madame… »
Derrière moi, une petite femme sans gêne me dévisage des pieds à la tête. Elle a une quarantaine d’années. Des cheveux courts et bruns. A la main, elle porte le linge que j’ai éparpillé sur chacun des radiateurs. Debout dans la baignoire, une jambe épilée, l’autre en attente, une pâte verte craquelante autour de mes deux yeux, j’ai conscience de vivre un moment de solitude intense. Qu’est ce que je fais ? Je vise la fenêtre et je saute ? Je m’évade par le trou de la baignoire ? Je plonge au fond des toilettes… et je tire la chasse ? Je donnerai tout pour être ailleurs. Pourquoi mes bras sont-ils si longs? Si cons ? Si ballants ? Pourquoi j’ai l’impression d’être toute nue dans la salle de bain de cette femme qui semble être chez elle ? Pourquoi suppose-t-elle que je suis l’amie de son fils. Quel fils ? Qu’entend-elle par amie ? Suis-je en mesure de lui dire que non… pas du tout… n’importe quoi… alors que ce n’est pas une impression : je suis bel et bien à demi nue face à une parfaite inconnue dans sa propre maison.
« Oui je suis son amie »
Lui répond ma bouche. Par instinct de survie. Sans même avoir consulté mon cerveau. La petite dame est ravie. Avec son mari, ils commençaient à se poser des questions à force de jamais voir de filles. Avec D’jo. La dernière en date, c’était Nath. Leur petite voisine de pallier qui lui avait préférait Théo. Finalement. A l’âge de douze ans. C’est donc comme ça que je fais la connaissance de la mère de Jonathan. Une femme très, très bavarde. Dans la foulée j’apprends que D’jo est passionné de puzzle. D’échecs. De tout ce qui demande de la logique et une patience à toute épreuve. Ca se voit. Sinon y’a longtemps qu’il aurait remis son cerveau à l’endroit. Il prend son temps quoi! J’apprends aussi qu’il n’a pas sauvé qu’Hélène. Dans sa vie. Que y’a deux ans et demi, il a fait don de pas mal de moelle osseuse à son frère. Pour qu’il meurt pas d’une leucémie. D’jo un héros ? J’en reviens pas ! Je savais même pas qu’il avait un frère. Tout ça ne m’explique pas pourquoi la plupart du temps, je voudrais lui dire de mettre des piles à son encéphale. Mais je comprends mieux pourquoi il nique la mort. Du coup. Et le Rubiks cube. Aussi.
Pendant qu’elle me vante les actes héroïques de son Jonathan de fils, la mère de d’jo déambule dans la pièce embuée. Ici pour ramasser du linge. Là pour passer un coup d’éponge. Il ne lui a pas échappé que le sang coulait le long de ma jambe. Suite à l’entaille de mon rasoir. Elle m’a donc appliqué une compresse imbibée d’alcool à 90. A même la plaie. En me disant que j’étais moins douillette que D’jo. D’jo un héros ! Je me disais aussi !
Quand les garçons reviennent, j’en suis au dixième album photos du passé de D’jo. D’jo bébé. D’jo tout nu. Dans son bain. D’jo enfant. Ses premiers pas. Sur son premier vélo. Sans les mains. Sans les pieds. Sans les dents. D’jo pré adolescent. Son acné juvénile. Son appareil dentaire. D’jo et son premier chien. D’jo et son frère Antony. D’jo et son cousin Martin. Sa cousine Berthe. Ses tantes. Ses oncles. Je connais toute sa famille. J’ai même vu Théo et Momo sur deux ou trois clichés. Quand il embrasse sa mère, et qu’il nous dit qu’on aurait pu l’attendre pour faire connaissance, j’ai envie de lui envoyé une des patates qu’elle vient d’éplucher. Et qu’elle réserve pour le rôti de ce soir. Roti qu’elle nous convie à partager. Invitation que D’jo décline. Faut qu’on y aille. Y’a Thomas et Rachid qui nous attendent à la caravane. Alors on prend congé.
Dans la voiture, Momo me dit :
« Ca va frangin ? Il était bon ce bain ? »
Sans attendre ma réponse, il ajoute qu’il m’a pris une carte téléphonique. Pour pouvoir appeler mon fils. De toute évidence, les finances se sont renflouées. Il me montre les images qu’il a déjà gagné : Six Delacroix. Deux Montesquieu. Sans compter celle qu’il vient de casser, pour acheter la carte. Putain comment il fait, ce gars, pour lire dans mes pensées ? Pourquoi dans la journée, on se calcule pas ? Et la nuit je dors dans ses bras ? Pourquoi même entre les vrombissements respiratoires ostentatoires nocturnes de D’jo… et Théo qui renifle toutes les trois secondes les résidus de coc qu’il s’est mis dans le pif, dès que je le vois, y’a plus que lui et moi ? Pourquoi je crois toujours qu’il me regarde pas ? Alors qu’entre clins d’œil complices et sourires réciproques, je vois bien qu’il me lâche pas des yeux ! C’est quoi cette sensation d’être à quelqu’un. Sans jamais qu’il t’ait possédée ? Comment ça s’appelle ? Pourquoi sur mon front, il a gravé « chasse gardée », « cœur réservée », « propriété privée »… Et que ça me dérange pas. Comment il sait que je suis d’accord pour lui appartenir ? Que c’est comme implicite. Comme un accord tacite. Comme une évidence entre nous. Pourquoi ça saute aux yeux de tous ? Que c’est comme un consensus entre lui et ses potes ? Et que les filles, elles… elles le voient pas, le panneau « pas touche ». Et qu’à chaque fois elle tombe dedans ? Pourquoi j’ai envie de lui dire, à cette pintade qui glousse en dodelinant à côté de lui, que c’est pas parce qu’il m’appelle “frangin” que je suis son frère. A Momo. Enfin sa sœur! Pour qui elle se prend avec ses trois kilos de seins ? Pourquoi elle nous dit « à ce soir » ? Elle a pas de maison ou quoi ?
Pendant que je me pose toutes ces questions, Momo me regarde dans le rétroviseur. Il a glissé discrètement sa main sur le côté droit de la banquette avant. Et il caresse doucement ma cheville. Sous mon pantalon. Je lui souris béatement. J’ai hâte d’être à ce soir pour qu’il me dise que j’ai la peau douce. Et de pouvoir le croire.
Pourquoi il est que quatre heures ?
A ce moment précis, j’ignore encore que quand je vais la voir se frotter contre lui, ce soir, la pouf de dt’aleur… et rire à gorge déployée… très déployée… trop déployer… autant dire toutes mamelles dehors… je vais décider de faire la bise à tous ses potes. Thomas. Rachid. Les frères bogdanoff. Quatre à chacun. Même à Théo. Et même à D’jo. Que j’ai vus toute la journée. Pourtant. Et que face à mon outrancière ignorance, Momo va dissiper tous mes doutes. Passer ses bras autour de moi. Me demander pourquoi lui, je l’embrasse pas. Et me faire les bises les plus langoureuses de ma vie. Les plus chaudes. Aussi. Et que tout le monde va les voir, nos yeux qui clignotent, avec des cœurs dedans. J’ignore encore que quand elle va me dire que Momo, les françaises, c’est que pour la baise, je vais comprendre qu’elle ne l’est pas. Que ça lui ferait mal d’être une de ces bourgeoise timorée, le petit doigt en l’air. même dans la boue, comme elle dit. Mais je vais pas comprendre pourquoi c’est elle qui me traite de pute quand je lui dis que Momo, il me baise pas… mais que j’espère que c’est valable aussi pour les françaises d’origine allemande. Ses propositions indécentes. Même si mes origines allemandes, je les sens plus tellement maintenant que mes mollets ne piquent plus.:)
A ce moment précis, tout ce que je sais, c’est que c’est de plus en plus dur de résister à ses yeux plongés dans les miens. Tous les soirs. De ne pas pouvoir combler le vide tout au fond de mon ventre. Où je voudrais qu’il aille. De plus en plus dur de contrôler mon cœur. Mon souffle. Les battements de mon pouls. Qui s’accélèrent. Sa main plaquée sur ma bouche ne suffit plus à masquer les soupirs qui en émanent. Et qui meurent au creux de sa paume. Pourquoi les murs de la caravane ont-ils des oreilles? Pourquoi celles de D’jo, elles font même de la lumière, la nuit, quand il a trop tizé ? Pourquoi ce soir là, ma tête n’a pas dit non quand Mohamed m’a enveloppée dans la couverture la plus chaude. Prise par la main. Et que je l’ai suivi dans le garage ? Pourquoi j’ai pas eu froid ? Pourquoi je sais que lui et moi, on se mariera jamais. Mais que je m’en fous. Du moment que quand je lui dis que je voudrais partir loin, pour plus penser à rien… mais que si je pars, je penserai à tout… sauf à rien, il comprend que « tout », c’est juste lui. Et qu’il me dit que lui aussi, si je pars, il pensera rien qu’à moi. Pourquoi quand je lui ai dit :
« Je m’appelle Caroline »
Il m’a répondu : « Enchanté Caroline ». Et que je l’étais autant que lui ?
Pourquoi y’a du soleil, depuis ?
éééè
éééè