"Il s’est dépêché de disparaître avant que l’erreur ait un visage* ; depuis quelque temps, les erreurs avaient toujours le visage de sa femme. »
Oui, ça pouvait parfaitement être le début de son nouveau roman, mais aurait-il assez de souffle pour l’achever ? Au moment où il relisait sa phrase pour la dixième fois, sa femme l’appela. Il fit la sourde oreille. Elle insista et frappa à la porte.
- J’écris, répondit-il sans bouger.
Elle riposta.
- Et alors ? Je suis pas un personnage de roman, moi ! J’existe !
C’était son nouveau leitmotiv. Il se leva à regret, tourna la clef dans la serrure et elle entra. Sans hésiter, elle se dirigea vers l’ordinateur et lut la phrase inscrite sur l’écran.
- Tu parles de moi ?
- Non, quelle idée !
- Tu dis bien « sa femme » ?
- Oui, mais c’est la femme du personnage principal, pas la mienne ! Le personnage, c’est pas moi, c’est un homme âgé, blasé, qui veut mettre fin à ses jours.
Elle ne répondit rien mais s’assit devant l’ordinateur, sélectionna la phrase et la supprima.
- Tu es folle ? De quel droit tu touches à mon travail ?
- De mon droit de femme d’auteur. Tu peux bien me dire que l’auteur et le personnage sont deux personnes distinctes, je te dis, moi, que ce qui va guider ce personnage-là, c’est l’inconscient de l’auteur et l’auteur, c’est bien toi, non ?
Il la regarda d’un air méchant. Pressentant une catastrophe, elle préféra partir, mais elle n’eut pas le temps d’atteindre la porte ; il l’assomma avec le presse-papiers qui trônait sur son bureau. Quelques secondes plus tard, il posa l’objet à sa place initiale, s’essuya les mains sur son pantalon et revint s’asseoir devant l’écran de l’ordinateur pour écrire le paragraphe suivant :
« Il décida de faire disparaître sa femme pour quelque temps, peut-être même définitivement, mais rien n’était encore sûr ; il avait un roman à écrire et les choses s’annonçaient difficiles. »
* phrase extraite d’un livre de Virginie Lou
P. S. Ce texte est illustré par Pagenas. Pour voir son site : www.sucrebleu.com