Terre [6]

Publié le 19 juin 2009 par Didier54 @Partages

J'étais juste incapable de me poser des questions pour elle. Oui, incapable. Ceci dit, l'envie ne me venait pas tellement j'avais renoncé de ce côté-là. Tellement tout avait été bouté hors de mon champ de conscience. Le médecin m'avait prévenu. Ce sera long. Il ne m'avait pas dit que souvent, ça ne me semblerait pas loin d'être impossible. Mais je ne renonçais pas bien que j'en ai souvent la tentation. J'avais mangé de la terre, et l'avant avait comme disparu de moi.
La chimie ne devait pas aider, c'est certain. Car évidemment, on m'avait bourré de camisole intérieure, comprimés, injections et le bracelet n'arrangeait pas la piètre image que j'avais fini par me construire. Mes souvenirs peu à peu s'étaient éteints, brouillés, comme bousillés et pourtant, je le sentais, je cavalais derrière eux. Je m'étais arrimé. Instinct.
On évoquait une forme d'amnésie. Je ne savais plus si c'était la leur qu'ils me faisaient avaler sous forme de comprimés ou la mienne qui était scientifiquement entretenue. J'en étais arrivé à détester un mot qu'on me servait à bien des sauces : protocole.
Mon arbre était celui-ci : je me souviens juste que je suis en train de marcher, errer plus tôt, dans une campagne nuiteuse. Je fais du stop le long d'une route peu fréquentée et je termine dans une station service où un chauffeur routier m'a déposé, lassé sans doute que je ne dise rien, hagard, le pull en sang.
Bien des années plus tard, j'aimerais le remercier.
Pour autant, il n'était pas question que j'éprouve de la culpabilité. L'absence de souvenir n'avait rien de confortable, je me répétais cette phrase, et rien ne me disait que j'étais coupable.
Le procès n'avait rien révélé. Mon silence, m'avait dit l'avocat, jouait contre moi.
Je ne joue à rien, j'avais dit. Et j'avais payé. Cher. J'avais donné. Beaucoup.
Dans ces cas-là, on apprend vite. Quand on a tellement peu reçu, à un moment, la balance indique qu'on a envie de prendre.
Sylvie avait déboulé par la magie, je ne trouvais pas d'autre mot. Je n'en cherchais pas d'autre non plus.
C'est impressionnant comme un mail qui tombe un jour dans une boite aux lettres sans crier gare, un mail anodin de prime abord, peut changer une vie. Disons plutôt une existence.
Plus rien,
après, ne ressemble à ce qui était, avant.
Je me disais ça pendant qu'elle terminait sa bouchée de tarte au flan. J'avais envie de lui dire que ça ne la rendait pas très appétissante. Mais je me tus, une fois encore, me demandant quel plaisir elle pouvait bien trouver à ma compagnie. Sans doute cherchait-elle quelque chose ?
Elle continuait de froncer les sourcils. Mon portable en mode réveil s'était mis à vibrer. Je donnai l'explication d'un haussement de sourcils et cru utile de préciser : Ce n'est pas grand chose. Finalement, ça ne sent rien de particulier, la terre. C'est un peu comme du sable.
Peut-être était-ce la tarte au flan, qui la turlupinait. Ou le téléphone. J'embrayai : Elle n'est pas bonne ? Le téléphone, c'est rien, c'est moi qui l'ai mis en mode réveil, rapport à mon train.
Ce n'était pas bien brillant. J'en étais conscient. Elle me coupa la parole.
Mais voyons, ce n'est pas ça. Ce qui est dingue, complètement dingue, c'est que tu aies fait ça. Que tu en sois venu à faire ça. Que tu aies été capable de le faire. Franchement, personne ne mange comme ça de la terre. Personne.
Elle ne lâchait pas, c'était évident. Pendant ce temps-là, je pensais qu'en vérité, peu de gens osaient le dire, tout simplement. Si ça se trouve, pas mal de personnes mangeaient de la terre, c'était leur jardin secret. On m'avait rapporté quelques paysannes croyances,d'ailleurs. Elles préconisaient de manger chaque jour une cuillérée de terre, c'était bon pour la santé, ça protégeait. Comme une prière, version potager. Ou potion magique. Peu de gens y songeaient, tout simplement. Il ne fallait pas forcément s'en étonner. Ce béton, partout....
Elle reprit de la tarte. Elle me rappelait Odile, à l'hôpital, l'un de ces hôpitaux où j'ai séjourné. Elle aussi mangeait et mangeait encore. Dés qu'elle avait une émotion, hop, elle enfournait. Maigre comme un clou, pourtant. Elle n'avait jamais pu expliquer. Tu fumes bien, toi, elle m'avait dit.
Ce n'était pas très joli, la manière dont Sylvie enfournait ça, et ça m'aurait gâché la vibration qui continuait à me serrer le ventre en d'autres circonstances, ça me semblait évident. Je trouvais le geste un peu trop violent pour être parfaitement limpide. Mais je ne prêtais plus attention à mes observations. J'aurais dû.
De nouveau je refoulai mes pensées. Me disant que je ne voulais pas entrer dans son monde. Pas du tout. Le fil était mince, pas épais pour deux sous : je n'étais pas prêt non plus la laisser trop entrer dans le mien.
J'avais lâché cette phrase, comme une réponse à son mail finalement, comme une main que l'on tend malgré soi. Voilà tout.
Peut-on juger de la nervosité des autres ? Peut-on estimer que telle nervosité vaut mieux qu'une autre ? Je n'en étais pas persuadé, en fait.
Elle était arrivée bien avant moi, il est vrai, cela aurait pu m'alerter. Mais j'avais rejoint la clique des stoïques, ceux que plus rien ne surprend vraiment. Après tout, j'avais bouffé de la terre et je n'avais pas légitimité à donner des leçons à qui que ce soit. Je le savais. Je le comprenais.