Mes gosses
Publié le 19 juin 2009 par Kranzler
Entre deux sommeils, j’ouvre les yeux aussi péniblement et aussi inconfortablement que je peux. Les paupières bétonnées, je me demande s’il s’agit là d’un rêve, d’une sorte de cauchemar très banal, ou bien au contraire de la réalité la plus dégueulasse qu’il m’ait été donné de vivre. Il faut que je me réveille. Il faut voir.
Une poignée de secondes lourdes passent, assez pour me permettre de réaliser que j’ai la langue pâteuse et que je suis on ne peut plus éveillé. Je n’invente rien. Ce que je vois existe bel et bien, et quitte à me répéter gravement, je ne peux pas faire autrement que confirmer que ce qui m’entoure est d’un réel parfaitement dégueulasse. Certes, je pourrais dire écoeurant, dans un registre moins ordurier, mais ça me ferait profondément chier d’être correct en de pareilles circonstances ; il est des situations dans lesquelles je m’assois sciemment sur mon excellente éducation, et de toute façon j’aime bien la sonorité du mot dégueulasse. Alors va pour dégueulasse, et même va pour archi-dégueulasse. Je suis assez clair ou il faut rajouter de la couleur pour faire vrai ?
A priori, le décor dans lequel je me trouve n’est pas de ceux qu’on associe ordinairement à une situation d’intense merde noire. Et pourtant, c’en est une : une belle, une incommensurable merde noire – du moins, d’après mes critères à moi. Mais si quelqu’un veut me dire que je parle d’une chose d’une gravité toute relative, je suis ouvert à la remarque. Il paraît qu’il y a une échelle du glauque. Ah bon ?
Au dessus de moi, une fois ouverts mes putains d’yeux qui collent, je me reconnecte avec ce que le réel m’offre comme beautés à contempler. Nous sommes le 20 septembre 2008 et il est une heure du matin à la louche. Je distingue un ciel nocturne de début d’automne plus ou moins éclaboussé d’étoiles et éclairé par une demi-lune d’un joli brun roux orangé. La teinte est même très proche d’une belle crème brûlée. Les reflets sur la Méditerranée sont mi-argentés, mi cuivrés : caramel, en quelque sorte. Deux immenses cheminées rouges signalent que je suis à bord du Marrakech Express – le car-ferry marocain qui me ramène de Tanger à Sète, et dans lequel je possède une cabine de première classe. Snobisme ? Que dalle. Je bouffe au self-service de seconde classe, avec les marocains, histoire de ne pas passer une plombe à table à m’emmerder à entendre les conneries des touristes français qui récitent le Guide du routard par cœur, comme s’ils faisaient partie d’une secte, et reviennent de ce pays en s’extasiant de façon très audible d’avoir vu « vu vingt villes extraordinaires et rencontré des gens tous authentiques, absolument merveilleux. » Mes couilles. Tout, sauf ça. Je ne sais pas écouter les sornettes. Je n’ai jamais su. Mais bon, c’est un gros problème chez moi : j’aime bien parler des choses telles que je les vois, et je me garde de lire l’étiquette collée dessus. De la bouse estampillée crème fraîche, a priori je sais encore faire la différence. J’ai cette chance. Et dieu sait si pourtant j’aime la bouse. La vraie. Vous ne comprenez pas ? C’est normal. En France, il y a des années qu’on ne parle pas des choses, mais de ce que qu’il est convenu d’en dire.
La putain de cabine première classe, je n’y dors pas. Vers onze heures du soir, je suis allé ostensiblement rendre mes clés à l’accueil pour bien signifier qu’ils peuvent se la garder et se la carrer où je pense, leur cabine tout confort ; moi d’ordinaire si aimable avec le personnel hôtelier dont j’ai autrefois fait partie, j’ai insulté la réception, essentiellement composée d’abrutis sourds-muets, et je n’ai pas épargné non plus le gros porc nazi qui sert de commandant ; je pense donc que ces abrutis d’arriérés ont clairement compris mon intention de foutre la zone la plus totale à bord du bateau en guise de protestation. J’ai tiré quatre belles salves de chevrotine verbale. Qu’on ne me fasse plus jamais chier avec des histoires de cultures qu’il faut savoir appréhender, avec des dogmes de tolérance obligatoire et de différences qu’il faut savoir accepter : je parle de faits, et rien que de faits constatés, avérés et subits. Et c’est ça qui me fout grave la gerbe. Et je m’en fous si on me taxe, si on me soupçonne et même si on m’accuse de racisme larvé, primaire, basique, caractérisé, ou que sais-je : je n’essaierai même pas de répliquer. Les étiquettes qu’on peut me coller ne m’intéressent pas. Il y a longtemps que je suis renseigné sur la connerie ambiante. Ça aussi c’est assez clair pour définir mon humeur ou je dois en rajouter ?
Si je voulais faire dans le registre « culture des peuples », mon ouverture d’esprit me commanderait de dire que les pays du Maghreb apprécient peu les chiens pour des raisons religieuses. Et, partant de ce constat, il m’appartiendrait alors d’accepter platement le sort qu’on leur réserve sur ce bateau. Mais non. Mon cul. Je ne veux pas. A trois reprises, le personnel de bord est venu m’intimer l’ordre d’installer mes animaux dans les chenils crasseux situés sur le pont supérieur. Je les connais, ces prisons, car j’ai déjà voyagé à bord de ce rafiot – en ayant la chance de pouvoir avoir mes petits avec moi en cabine. Mais, ramadan oblige, j’ai cette fois été fusillé du regard dès mon arrivée à bord. Une arrivée fort peu discrète, je le concède : trois chiennes en laisses, deux chats en cage et une tortue lovée contre un des deux greffiers. Deux des chiennes sont des petites marocaines de quelques mois que je rapporte en France après les avoir sauvées du tabassage qui était leur lot quotidien. Tabassage par des enfants, soit dit en passant, mais je suppose que j’ai pas le droit de critiquer.
Que je conduise mes animaux au chenil ? Quand j’ai compris que cette fois je ne gagnerais pas, j’ai exigé de faire prévenir le commandant de bord que s’il persistait dans son intention je voyagerais moi-même en chenil, par solidarité avec mes compagnons. Et c’est exactement pour cette raison que je dors sur le pont supérieur du Marrakech Express, sur des couvertures qui adoucissent le contact rugueux de la ferraille. Les box grillagés d’à peine un mètre carré sont rouillés, jonchés des souillures des animaux précédemment séquestrés, et si le sol est d’un noir si lamentable c’est parce qu’il est couvert des résidus de combustions des deux cheminées sous lesquelles nous nous trouvons. Le bruit des moteurs est bien sûr assourdissant.
Ma Fauvette, 18 ans, supporte bravement l’incarcération puisque je suis couché à côté d’elle. Elle soupire d’emmerdement, rien de plus, et semble se dire que c’est déjà bien que je sois couché à côté d’elle même si nous somme séparés par le grillage. Les deux autres petites chiennes sont folles, aphones à force d’aboyer. Et si elles aboient c’est bien sûr parce que des essaims beuglants de gamins marocains débiles viennent les agacer et crier à leurs oreilles. Je pourrais faire une description bien plus précise des conditions de détention de mes petits, mais je ne peux pas. Au dessus de mes forces. La colère m’empêche et me prive de mes moyens. Il y a des mosquées en France pour les arabes et sur un bateau marocain mes chiens sont enfermés dans un cachot abject ? Mes couilles, je dis. J’ai réellement très envie d’être abominablement grossier. Ordurier, même. De m’asseoir sur le putain de ramadan de ces enfoirés qui font voyager mes petits dans la merde, la rouille et sous la pluie. Je veux les choquer au plus grave point. Une méthode raisonnable pour ce faire me semble la suivante : boire du vin rouge au goulot, au nez et à la barbe des geôliers – ce qui assurément fera tache en période de ramadan. Très utile, les duty-free shop à bord. J’achète trois bouteilles, histoire de prévoir large. Je sais qu’en deux jours de traversée je ne les boirais pas toutes, mais je veux être vu. Je tiens à avoir le maximum de visibilité scandaleuse et je m’offre double dose à chaque fois que le commandant montre sa tronche la poire piquée qui lui sert de sale gueule. Ma consolation, au petit matin, sera d’entendre un jeune homme me demander pourquoi je dors avec mes chiens. Ayant entendu mes explications, il me répondra : z’êtes un guerrier, m’sieur. Je prends acte. Guerrier à bord du Marrakech Express. Ça ne va pas en rester là.