Scène III
KOUGNONBAF – BIFENBAF
KOUGNONBAF
Comment est-ce possible ?
BIFENBAF
Éva ne m’a pas l’air de se plaindre de sa disgrâce.
KOUGNONBAF
Pas de rancœur, aucune jalousie.
BIFENBAF
Lynda va posséder ce trône désiré.
KOUGNONBAF
Lynda, ce petit monstre !
BIFENBAF
Lynda, cette charmante enfant !
KOUGNONBAF
Cette peste détestable !
BIFENBAF
Cette créature adorable !
KOUGNONBAF
Cette roulure abominable !
BIFENBAF
Cette hirondelle aux ailes gracieuses !
KOUGNONBAF
Comme j’aimerais lui briser la nuque !
BIFENBAF
Comme j’aimerais lui serrer la taille !
KOUGNONBAF
Que ne puis-je la rouer de coups !
BIFENBAF
Que ne puis-je la couvrir de baisers !
KOUGNONBAF
Vous m’agacez, Marquis. Je donne libre cours à ma haine, et vous libre cours à votre amour.
BIFENBAF
Est-ce ma faute si je suis follement épris d’elle ?
KOUGNONBAF
Dans ce cas, au moins, nous ne nous battrons pas en duel pour ses beaux yeux.
BIFENBAF
Ah ! Les yeux de Lynda !...
KOUGNONBAF
Je les lui crèverai, ses jolis yeux, ainsi elle ne plaira plus à personne.
BIFENBAF
Mais enfin, Marquis, quelles raisons avez-vous de haïr à ce point notre merveilleuse Princesse ?
KOUGNONBAF
Et vous, quelles raisons avez-vous d’aimer cette graine de tyran ? Moi, je la déteste parce qu’elle me persifle sans cesse. Toute petite fille, déjà, elle prenait plaisir à se moquer de moi, et dans son adolescence, elle trouve plus de joie encore à m’humilier, me taxant d’orgueil devant toute la cour.
BIFENBAF
Nous ne pouvons que l’approuver, notre chère Lynda, vous tenez une couche d’orgueil à briser au marteau-piqueur.
KOUGNONBAF
Ce n’est pas vrai, Marquis. Ce n’est pas vrai. Je ne suis pas orgueilleux. Est-ce ma faute, après tout, si la nature m’a nanti d’une intelligence supérieure et d’un corps d’athlète ? Et vous n’avez pas répondu à ma question : Quelles raisons avez-vous d’aimer cette chipie ?
BIFENBAF
Quelles raisons ? Mais voyons Marquis ! Avez-vous jamais rencontré en Syldurie une jeune fille aussi délicieuse ? N’a-t-elle pas le visage le plus doux, le regard le plus profond, la taille la plus fine, l’intelligence la plus vive ? Comment ne pas l’aimer ?
KOUGNONBAF
Comment ne pas l’aimer ? Il me semble qu’elle vous rend mal votre amour et qu’elle vous méprise autant que moi.
BIFENBAF
Plus elle me méprise et plus je l’aime.
KOUGNONBAF
Elle ne manque pas de vous décocher de cruelles réparties. Sa langue est un poignard qui vous transperce aussi bien que moi. Et moi je la hais, pourquoi l’aimez-vous ?
BIFENBAF
Vous devriez l’aimer aussi. Son jeune esprit est vif et son ironie redoutable. J’aime quand elle me blesse et quand elle me brise. Ah ! Lynda !... Chère princesse Lynda ! Te voilà reine à présent !
KOUGNONBAF
Te voilà reine, maudite Lynda ! Et te voilà qui te dresses entre le pouvoir et moi. Ce pouvoir, je le veux, et je le prendrai. Je serai le maître absolu de ce pays, le potentat, le pantocrate. Malheur à toi si tu t’opposes à moi ! Je te ferai sentir ma force, je te briserai les dents, je t’écraserai, je te détruirai.
BIFENBAF
Éva vous a rappelé qu’elle maîtrise très bien les arts martiaux. C’est elle qui pourrait vous briser.
KOUGNONBAF
Je ne la crains nullement. Je m’emparerai du royaume et je la précipiterai dans un vieux cachot, ma vengeance sera impitoyable.
BIFENBAF
J’entends marcher.
KOUGNONBAF
C’est Lynda. Taisons-nous !
BIFENBAF
Croyez-vous qu’elle nous ait entendus ?
KOUGNONBAF
Si c’est le cas nous sommes perdus.
BIFENBAF
C’est vous qui êtes perdu, cher Marquis. Moi, je n’en ai dit que du bien.
Scène IV
KOUGNONBAF – BIFENBAF – LYNDA
LYNDA
Bonjour, mes chers Marquis, pardonnez-moi mon intrusion dans vos discussions, qui sont certainement du plus haut intérêt. J’espère ne pas vous importuner.
BIFENBAF
En aucune façon, Votre Altesse, Votre Maj… Votre Sire…
LYNDA
Je vous en prie, épargnez-moi ces titres pompeux et surannés dont on m’habille depuis ma naissance. J’aimerais qu’on m’appelle Lynda. Mais bien entendu, cette liberté ne vous dispense pas du respect qui m’est dû.
BIFENBAF
Bien entendu, Majest… Votre Lynda.
LYNDA
Parfait. Mais dites-moi, chers Marquis, de quoi parliez-vous avec tant de ferveur avant que je n’entre dans cette salle ?
BIFENBAF
Mais… de tout et de rien…
KOUGNONBAF
De musique... Nous débattions au sujet de… de… de Rachmaninof.
LYNDA
Je connais Sergueï Rachmaninof, mais pas de Lynda Rachmaninof ! Ne me prenez pas pour une idiote, messieurs. C’est moi qui suis au centre de vos débats, n’est-ce pas ?
BIFENBAF
Elle va nous tuer !
KOUGNONBAF
Nous sommes morts !
LYNDA
Eh bien ! J’attends votre réponse.
KOUGNONBAF
Majesté, que votre Sire… Euh… Lynda, bien entendu, nous ne pouvions parler que de vous. Vous êtes le centre de ces derniers événements. Nous parlions de votre courage et de votre force, face à l’épreuve de la perte de votre père, notre bien aimé roi Waldemar.
BIFENBAF
Nous tenons à vous témoigner toute notre profonde sympathie et nos sincères condoléances.
LYNDA
Je vous remercie. Il est vrai que la disparition de mon père me déchire le cœur, surtout lorsque je pense que je l’ai tant fait souffrir et que ma méchanceté a contribué à cette triste séparation.
KOUGNONBAF
Mais vous avez changé, et votre père serait fier de vous s’il pouvait vous voir maintenant.
LYNDA
C’est vrai. Et j’en tire une immense consolation. J’ai acquis des convictions concernant l’éternité. Dans peu de temps, cet être cher entre tous les humains me sera rendu.
BIFENBAF
J’aimerais avoir autant de foi.
LYNDA
Dans l’attente de ce jour glorieux, je veux racheter mon temps dilapidé dans l’égoïsme et continuer l’œuvre merveilleuse qu’il a commencée.
KOUGNONBAF
Nous ne voulons pas être tenu à l’écart de ce projet. Nous voulons combattre avec vous la pauvreté, l’injustice et l’ignorance.
LYNDA
Votre aide me sera bien utile. Je sais que vous avez déjà accepté de bonne grâce d’importants sacrifices, renoncé à bien des privilèges et des richesses liées à votre rang.
BIFENBAF
Il ne s’agit pas de sacrifices lorsqu'ils sont acceptés dans la joie et dans l’amour de notre patrie et de notre charmante reine.
LYNDA
« Éternel, délivre-moi des lèvres fausses et des langues mensongère ! »
KOUGNONBAF
Pardon ?
LYNDA
Psaume cent-vingt, verset deux.
KOUGNONBAF
Euh ! Oui ! Nous passerions des heures entières en votre agréable compagnie, mais je me rappelle que nous avons un rendez-vous important.
LYNDA
N’en soyez pas gênés. Je suis, moi aussi attendue par maître Wladimir. Je vous souhaite une excellente journée.
Scène V
KOUGNONBAF – BIFENBAF
KOUGNONBAF
Qu’en pensez-vous, cher Marquis ? Le climat parisien ne l’a pas arrangée.
BIFENBAF
Une chose est certaine : Elle n’est pas dupe de nos flatteries. Ce n’est pas avec cette arme que nous la vaincrons.
KOUGNONBAF
Je te lui en donnerai, moi des Psaumes cent quatre-vingts. La Syldurie sera bien lotie sous le règne de cette illuminée !
BIFENBAF
Illuminée ! C’est une chance pour nous. Sa nouvelle religion lui interdit certainement de nous faire écarteler.
KOUGNONBAF
Quant à nous, cher Marquis, nous n’avons aucune religion, aucune foi, aucune morale, aucune règle. Ma seule règle est celle-ci : Je veux être roi. Au diable la démocratie. Je jetterai Lynda au bas du trône de Syldurie, je m’y installerai et j’y resterai collé comme à une chaise électrique. Puis je la foulerai sous mes bottes, cette jeune reine pitoyable. Et je commencerai par annexer la Bordavie. Sur ces bonnes paroles, cher Marquis, je vous salue bien bas.
(en aparté)
Cet amoureux transi pourrait bien servir mes plans, du moins jusqu’à ce que je devienne roi. Il désire le royaume autant que moi et je lui ferai d’alléchantes promesses. Quand je serai le maître absolu, je n’aurai plus besoin de personne. Je tuerai Lynda, et puisqu’il en est tant épris, il ira la rejoindre au tombeau.
Scène VI
BIFENBAF
Mon pauvre Marquis, tu te vois déjà couronné ! Tu t’imagines sans doute que ma bien aimée Lynda n’est qu’une petite fille naïve. Comment crois-tu pouvoir la précipiter sous tes pieds ? Comment t’y prendras-tu ? Elle est bien plus brave et bien plus solide que tu le penses. C’est elle qui te précipitera en enfer. Tu le veux ce trône, Marquis, je le veux aussi, et je le prendrai. Je tire profit de ton ambition, de ton orgueil et de la haine que tu voues à Lynda. Jamais je ne te permettrai de lever la main sur celle que j’aime. J’ai d’autres moyens et d’autres ressources. Je forcerai Lynda à m’épouser, qu’elle m’aime ou non. Ainsi je régnerai avec elle sur la Syldurie, je rétablirai la peine de mort. Et parce que tu lui veux du mal, je te livrerai à la hache du bourreau. Mais la voici. Comme elle est belle ! dissimulons-nous et admirons-la. Peut-être m’apprendra-t-elle quelque chose d’utile.