On veut toujours en voir trop, c’est comme les musées, dès que vous avez vu votre superbe Rembrandt ou bien le Monet qui vous comble, vous devriez en repartir aussitôt et rester dans votre coin pour les ruminer un long moment. A force d’en voir, on se fatigue, et puis ensuite, revenus à la maison, on se mélange les émotions. Idem pour les temples. Trop vus = trop mêlés dans la mémoire. Visiter les deux ou trois premiers comme des « appetizers » (dont on raffole ici avant chaque repas), pour l’ambiance, oserais-je dire pour le fun. Toutes ces petites bougies (qui ont des effets différents suivant la case où on les prend), ces lampions, ces stands où vous achetez votre avenir pour deux sous, tout cela vous a une atmosphère de fête. Et puis le premier temple vraiment ancien vous met le sens artistique en éveil. Alors ne multiplions pas les expériences, comme aurait dit un sage émule d’Ockham… Un Bouddha doré qui vous regarde par-dessus son épaule, soit. Mais deux… C’est comme les jardins zen, ces vaguelettes sur gravillons, point trop n’en faut. D’ailleurs ils n’étaient pas conçus pour ça : le moine zen avait bien assez d’un seul jardin pour s’absorber toute une vie durant (et encore aujourd’hui si l’on en croit l’activité que l’on devine dans les temples fermés du Daitoku-Ji).
Le plus bel ensemble, le plus calme, celui où on respire le mieux, le plus distingué, avec le moins de groupes visiteurs, est sans conteste le Daitoku-Ji : vingt trois temples disséminés dans un parc immense planté de résineux (les branches souvent torturées comme ailleurs, il faut bien qu’elles se plient à l’ordre de l’esthétique), dont trois sont ouverts au public : le Ryogen, le Daisen et le Koutou. Le Daisen est le plus beau. Difficile de ne pas penser au jeu de mots sur Dasein, je ne connais rien à Heidegger mais il a bien dû s’inspirer un peu quand même de l’esprit zen dans la recherche de la pureté de l’être.
Le Koutou est également très beau. Surtout, pour lui, on retiendra son cadre, l’impression qu’il donne de s’enfoncer dans une épaisse forêt de bambous et, une fois qu’on est à l’intérieur, toutes ces vues qu’il nous ménage sur la nature, bien cadrées entre des lignes calculées.
Pour la fin, on a laissé le temple d’or (Kinkaku-Ji). Alors là, ce n’est plus du même, finie la solitude, tout Japonais doit aller une fois dans sa vie au kinkaku-ji, et les enfants des écoles y ont la balade de l’année (Monsieur l’instituteur, donnez-nous nos photos de groupe quotidiennes, où nous ferons le « V ».). Aller à Kyoto sans voir le temple d’or c’est un peu comme aller à Agra en faisant l’impasse sur le Taj Mahal. Le bâtiment de bois recouvert d’une pellicule d’or fin est en effet d’une rare splendeur. La promenade qui s’en suit, parmi quelques vestiges, une fontaine et deux ou trois vieilles sculptures à qui l’on doit jeter des pièces n’est qu’un joyeux rituel sans grande émotion. Le temple d’or fut incendié en 1950. On raconte qu’un moine ne l’avait pas trouvé assez conforme à ses rêves… Mishima a immortalisé cela en littérature.
Quant au dernier sur la route, le Ryoan-ji, si célèbre pour son seul et unique jardin de pierres (quinze rochers), il nous déçoit un peu, surtout que pour l’atteindre il a fallu longer la route à pied par une chaleur harassante.