En quelques enjambées, Fabien avait quitté la petite pièce où nous nous étions enfermés. Il se rendit directement dans le bureau du juge afin de lui faire part des derniers renseignements recueillis, et rappeler la partie adverse à la barre. Le magistrat, ma raconta-t-il par la suite, le félicita chaudement, lui prédit une grande carrière dans la maison et se frotta les mains, à l’idée de faire descendre le témoin du piédestal qu’elle s’était construit elle-même. Fabien avait eu raison, le juge doutait maintenant de la crédibilité de madame Massier, trop à l’aise à son goût, dans le rôle de gardienne de la morale sociétale. Il donna carte blanche à l’avocat, lui conseillant cependant, dans l’attente de la pièce administrative manquante, de ne rien affirmer, de laisser simplement le témoin s’expliquer sur le pan d’une vie sur laquelle, visiblement elle ne souhaitait pas s’appesantir.
Effectivement, Monique Massier comparut à nouveau en début d’audience, contrariée voire blessée d’avoir à revenir sur sa déposition. Son avocat se tenait en retrait, dans l’expectative, le front plissé et les mains jointes sous les manches de sa robe.
« Maître, vous avez la parole
- Madame Massier, vous avez parlé de vos vingt ans de vie commune avec la victime ; que savez-vous de son passé au juste ?
- J’ai connu mon mari en 1987, cela fait plus de vingt ans. A cette époque je chantais aux Bouffes Parisiens, lui était déjà professeur à la Sorbonne. Ce que je sais ? Je connais sa famille, ses amis, je ne comprends pas ce que vous attendez
- Je veux parler de son premier mariage, qui a duré trois ans. le divorce fut prononcé en 1987, vous le saviez marié à cette époque ?
- Marié ? C’est une farce ?
- Charles Massier ne vous aurait donc pas fait part de sa première union ? Votre propre mariage, civil, je précise, s’’est déroulé deux ans plus tard, le 2 octobre 1989, c’est exact ?
- Oui ; mais j’ignorais qu’il fut marié. Nous sommes athées tous les deux, l’idée d’une cérémonie à l’église ne nous a jamais effleurée et c’est lui qui s’est toujours occupé de tous les documents administratifs. J’avoue que je ne savais rien de tout ça….
- Je vous crois madame Massier. De toute évidence, feu votre mari semblait maître en matière de dissimulation, comme nous l’avons déjà démontré par ailleurs. Madame Massier, vous vous dites athée, et nous vivons dans une société laïque, j’aurais juste une autre question à laquelle je vous demande de répondre avec sincérité, comme vous l’avez fait jusqu’ici. Une question quelque peu intime, à laquelle vous n’êtes pas tenue de répondre mais qui aiderait beaucoup le jury si vous y consentiez..
- Je vous écoute, maître
- Vous n’avez pas d’enfant, n’est-ce pas ? Est-ce là aussi un choix délibéré ou bien, comment dire ? Un cas de force majeure ?
- Au début, nous n’en parlions pas, j’avais ma carrière et lui la sienne. A l’époque, je pensais que les enfants viendraient plus tard, et puis ce fut trop tard
- Expliquez-vous, s’il vous plait
- Lorsque j’ai émis le souhait d’avoir un premier enfant, Charles s’y est opposé. Fermement. Il n’entendait pas « se reproduire » selon ses propres termes….Excusez-moi, c’est un sujet encore très douloureux pour moi…
- Je comprends, madame Massier. Donc, c’est bien lui qui vous a, en somme, interdit de construire une famille ?
- Je ne dirais pas cela ainsi. Nous en avons longuement parlé, pendant des années, même, si vous voulez tout savoir. Je pensais, qu’avec le temps il changerait d’avis…
- Merci, madame Massier, je crois que nous avons compris. »
Monique Massier reprit place aux côtés de son avocat, cette fois le mouchoir de batiste fin avait joué son rôle d’accessoire incontournable. Fabien resta debout, attendit que le silence se fasse dans la salle, chercha sur la table un document qu’il brandit face aux jurés et poursuivit :
« Charles Massier, nous l’avons vu depuis le début de ce procès, prenait visiblement un réel plaisir à manipuler son petit monde, presque exclusivement féminin, comme vous l’avez remarqué. Il s’est donc marié, une première fois, à l’âge de trente ans. Son épouse en avait dix-neuf. Leur union dura trois ans. Elle cessa l’année où il se remaria avec Monique, son épouse actuelle ici présente. En 1987. L’année où sa première femme meurt. Je dis l’année, mais c’est également le même mois. Le joli mois de mai. Le 3 mai, elle décède. Le 10 mai, il se marie. Il nous reste à en savoir un peu plus sur les circonstances de la mort de madame Mona Nevers. »
L’assemblée, qui avait retenu son souffle jusque là, se laissa aller à pousser un soupir collectif. On aurait dit une mer qui s’agite brutalement, avec ses vagues et ses bruissements, ses grondements aussi. J’étais fière de Fabien qui masquait parfaitement ce succès ; à peine croisa-t-il mon regard, tout à l’observation de Clotilde, plus prostrée que jamais. Le juge usa de son marteau et réclama de l’assistance un contrôle de ses émotions