ACTE II
Même décor.
Scène première
KOUGNONBAF – SABINE
Kougnonbaf fait les cent pas. Sabine apparaît à son insu pendant son monologue.
KOUGNONBAF
Voilà bientôt une heure que j’attends. À force de tourner comme un lion en cage, je vais creuser une tranchée circulaire dans le plancher.
Est-il permis de faire attendre ainsi un homme de mon rang ? Moi, l’illustre marquis de Kougnonbaf, je devrais être servi comme un prince. Et je le serai bientôt comme un roi.
Mais que fabrique cette sorcière de Sabine Mac Affrin ? Est-elle encore dans sa cuisine à préparer d’infernales mixtures ? D’ailleurs, il faut que ce soit moi qui lui apporte les ingrédients. Il lui faut une petite poule noire, à madame. Pas blanche, pas rousse, noire. Faut-il vous la plumer ? – Surtout pas. Une poule ne se tue pas n’importe comment. Il faut la faire bouillir avec ses plumes dans le jus de je ne sais quelle plante. Ah ! Çà ! Je ne tiendrais pas spécialement à ce qu’elle m’invite à sa table. Mais c’est que j’avais l’air fin, dans la rue avec ma petite poule noire ! Moi, le grand, le puissant marquis de Kougnonbaf ! Ça gesticulait dans le sac, ça gigotait des ailes, ça gloussait tout ce qu’elle savait ! Tout le monde se retournait sur mon passage.
Mais vais-je devoir attendre encore longtemps ? Elle m’énerve. D’ailleurs, quand je serai au pouvoir, je lui ferai payer tout cela. Ne pas avoir de considération pour mon auguste personne ! Je la punirai sévèrement. Elle saura ce qu’il en coûte de faire attendre Ottokar Premier de Kougnonbaf, roi de Syldurie.
SABINE
Voilà dix minutes que je suis derrière toi. Imbécile !
KOUGNONBAF
J’ai failli attendre !
SABINE
Vous êtes impatient de me rencontrer.
KOUGNONBAF
Avez-vous cuisiné mon gallinacé ?
SABINE
Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? nous aurions pu nous retrouver chez moi. Ainsi, c’est vous qui m’auriez fait attendre.
KOUGNONBAF
Je n’aime pas aller chez vous.
SABINE
Vraiment ? Ma maison est-elle trop sinistre ? Eh bien ! Vous auriez dû m’inviter chez vous. Vous m’auriez offert le thé.
KOUGNONBAF
Je n’aime pas vous voir traîner par chez moi.
SABINE
J’ai donc si mauvaise réputation ? Moi, je n’aime pas traîner mes bottes par ici. Quand je pense que j’avais le titre pompeux de Grande Astrologue Royale ! J’étais chez moi dans ce palais, jusqu’à ce que votre pieux roi Waldemar ait fait de moi une indésirable. Me voilà personnage non gratté. Si jamais cette garce de Lynda, notre nouvelle reine, me trouve ici, ça va être ma fête.
KOUGNONBAF
Comment, Sabine ? Vous êtes astrologue, devineresse, cartomancienne…
SABINE
Tarologue, s’il vous plaît.
KOUGNONBAF
Tarologue, si vous voulez. Et vous ne savez même pas que Lynda a quitté la Syldurie. Ce n’était pas écrit dans les boyaux de ma poule ?
SABINE
Lynda est partie ? La bonne nouvelle ! Où est-elle partie ?
KOUGNONBAF
Vous me décevez de plus en plus ! Elle est repartie pour Paris, si vous voulez le savoir.
SABINE
Lynda de retour à Paris ! Tiens, tiens ! C’est intéressant, très intéressant… Et pourquoi faire ?
KOUGNONBAF
À la fin vous m’agacez ! C’est vous l’astrologue, oui ou non ? Je vous paie pour répondre à mes questions, par pour m’en poser. Je ne sais pas pourquoi elle est partie. Je ne suis pas la grande Sabine Mac Affrin. C’est sans doute un nouveau caprice. En ce qui vous concerne, ce n’était pas la peine de venir de chez les puddings pour une prestation aussi médiocre.
SABINE
De chez les puddings ?
KOUGNONBAF
Mac Affrin, ce n’est pas un nom ouzbek.
SABINE
Je ne suis ni ouzbèke, ni britannique. Je suis née dans une île perdue au milieu de l’Océan Indien dont vous ne soupçonnez pas même l’existence. Je m’appelle Sabine Sivagamyramassamy. Je tiens mon nom des dieux Siva et Rama. Mais on m’a dit que ce n’était pas commercial : trop long et pas assez européen. Ces belles choses étant dites, le temps m’est précieux, j’ai d’autres clients qui m’attendent. Entrons dans le vif du sujet : Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? Qu’est-ce que vous voulez ?
KOUGNONBAF
La peau de Lynda.
SABINE
Rien que ça ?
KOUGNONBAF
Rien que ça !
SABINE
Et pourquoi me réclamer la peau de cette tigresse. Vous voulez une descente de lit.
KOUGNONBAF
J’ai des raisons la haïr.
SABINE
J’ai, moi aussi, un vieux compte à régler avec cette petite vipère. Que la peste et le choléra l’étranglent !
KOUGNONBAF
Alors nous sommes tous deux d’accord. Envoyez-lui une facture bien ficelée, port et taxe en sus. Modelez-lui une de vos petites poupées et piquez-la à un endroit où cela fait très mal.
SABINE
Mauvaise idée !
KOUGNONBAF
Ah ! Bon ?
SABINE
Demandez-moi de vous tuer n’importe qui à distance, mais pas Lynda.
KOUGNONBAF
Mais c’est elle qui m’intéresse.
SABINE
Elle a échappé à mon pouvoir.
KOUGNONBAF
Vraiment ?
SABINE
C’était une belle proie. La Toute-puissance est furieuse.
KOUGNONBAF
La Toute-puissance ?
SABINE
Je ne travaille pas encore à mon compte.
KOUGNONBAF
Je vois : On a des comptes à rendre au diantre, au bigre, ou comme disent les tziganes : au benk.
SABINE
Elle était mon pantin préféré, elle est devenue ma pire ennemie.
KOUGNONBAF
Expliquez-moi cela.
SABINE
Je l’ai manipulée depuis son enfance. Elle n’avait que huit ans et se trouvait fort attristée par le décès de son grand-père. Alors, pour la consoler je l’ai initiée à un petit jeu. Ma petite Lynda était très douée. Le jeu consistait, sur le pourtour d’une table ronde, à placer des lettres imprimées sur des cartes. On posait ensuite un verre au centre de cette table. Lynda posait sa main sur le verre qui se déplaçait d’une carte à l’autre.
KOUGNONBAF
C’est extraordinaire ! Son grand-père lui adressait des messages !
SABINE
Bien sûr que non ! Les morts ne parlent pas !
KOUGNONBAF
Mais elle le croyait.
SABINE
Elle le croyait. Ces messages n’étaient que mensonges. Elle le recevait directement de la Toute-puissance. Je l’ai ainsi placée sous sa domination, mais aussi sous la mienne. C’est moi qui ai dirigé sa vie. Quand elle a grandi, le jeu ne l’amusait plus, mais ce que j’avais semé portait du fruit dans son cœur. Elle était devenue irascible. C’est moi qui en ai fait la peste que tous connaissent. L’adolescence ne l’a pas arrangée. Son insolence envers Wladimir, la raclée qu’elle a collée à sa sœur : C’est moi qui ai tout dirigé. Aurait-elle demandé à son vieux sa part d’héritage si je ne lui en avais pas soufflé l’idée ? Quand elle est partie pour la France, j’ai tout mis en œuvre pour qu’elle dégénère dans la débauche, l’alcool, la drogue et la prostitution. Quand un gaillard a voulu la serrer de trop près, elle lui a si bien rectifié le portrait qu’il s’est pris six mois à la Salpetrière. Elle a été sans pitié, notre petite Lynda. C’est mon Grand-maître qui lui a donné cette puissance physique et cette cruauté.
KOUGNONBAF
Où est-ce que votre plan a foiré ?
SABINE
Je n’avais pas prévu qu’elle se mettrait à lire l’Évangile, livre maudit entre tous les livres. Elle s’est laissé séduire par les bonnes paroles du Crucifié. Elle a rejoint la voie de son père.
KOUGNONBAF
Qu’est-ce que cela change ?
SABINE
Cela change qu’elle a un nouveau maître. Elle s’est revêtue du bouclier de la foi, du casque du salut, de l’épée de l’Esprit, qui est la parole de Dieu. Je cite Paul de Tarse.
KOUGNONBAF
Paul de Tarse a dit ça ?
SABINE
Dans son épître aux Éphésiens.
KOUGNONBAF
Quelle culture ! Donc, si j’ai bien compris, le Crucifié de Lynda est plus puissant que votre « Toute-puissance » ?
SABINE
Oui.
KOUGNONBAF
Alors, pourquoi ne le servez-vous pas ?
SABINE
Ce sont les lâches qui choisissent le camp du plus fort.
KOUGNONBAF
Je vois.
SABINE
J’ai perdu tout pouvoir et toute influence sur le roi Waldemar et sur sa famille. Malgré ma bienveillance, j’ai été remerciée.
KOUGNONBAF
Quelle ingratitude !
SABINE
Devrais-je m’en plaindre ? Au temps du roi Saül, j’aurais été lapidée.
KOUGNONBAF
Je n’ai jamais entendu parler de Saül. Il n’a pas dû régner longtemps. Saül… Quelle dynastie ?
SABINE
Saül, ignorantissime, fut le premier roi d’Israël. Il a nettoyé son royaume de toutes les magiciennes qui s’y trouvaient. Sauf une, et c’est celle-là qui l’a mené à sa perte.
KOUGNONBAF
Merci pour cette leçon d’histoire. Mais revenons à l’objet de toute ma haine : Lynda. Vous ne pouvez donc rien envisager contre elle ?
SABINE
Rien.
KOUGNONBAF
C’est très ennuyeux. Je comptais tellement sur votre aide. Je pourrais bien entendu la tuer moi-même, mais j’ai peur qu’elle ne se laisse pas faire.
SABINE
Si jamais vous la manquez, je vous promets qu’elle ne vous ratera pas.
KOUGNONBAF
Vous n’avez donc aucune solution ?
SABINE
J’en ai une. Ne suis-je pas la grande Sabine Mac Affrin ? Réfléchissons : Je n’ai plus aucun pouvoir sur cette ennemie, mais je puis encore travailler son entourage. J’ai vu beaucoup de choses dans la fumée. J’ai vu une jeune fille, une parisienne, qui était l’amie intime de Lynda. Puis cette fille l’a gravement déçue et elles se sont séparées. Elle est tout à fait disposée à servir notre vengeance. Elle a l’esprit retors, égoïste, elle sait cacher le vice sous une apparence de gentillesse. Je vais te la manipuler pour qu’elle serve nos plans. J’exacerberai sa haine et sa fourberie. Elle sera le couteau entre nos mains pour transpercer et découper cette grosse dinde avant noël. Elle lui tendra un piège impitoyable. Agissez selon mes oracles et Lynda ne reviendra jamais en Syldurie. Vous pourrez vous proclamer roi et me rétablir dans mes fonctions de Grande Astrologue Royale.
KOUGNONBAF
Je n’y manquerai pas. Mais d’abord, allons trouver cette aventurière. Donnez-moi son numéro de téléphone.
SABINE
Et puis qui encore ?
KOUGNONBAF
Donnez-moi au moins son nom.
SABINE
Saccuti. Mademoiselle Elvire Saccuti.
KOUGNONBAF
Elvire Saccuti. Elle habite Paris. Me voilà bien renseigné ! Encore heureux qu’elle ne s’appelle pas Dupont !
SABINE
Je vous en apprendrai davantage au temps opportun. Mais il faudra que vous m’apportiez une chèvre.
KOUGNONBAF
Va pour la biquette.
SABINE
Et pour la consultation, ce sera dix mille couronnes.
KOUGNONBAF
Dix mille ! Comme vous y allez ! C’est de plus en plus cher.
SABINE
Il faut ajouter les déplacements et la prime de risque. Il va falloir que vous me quittiez. J’attends un nouveau client. N’oubliez pas : Elvire Saccuti.