Un homme affable 7.

Publié le 21 juin 2009 par Sophielucide

Le dessinateur jubilait,  sa production l’ attestait. «  Cette femme est extraordinaire, non ? ».  Je suivais du regard sa main légère courir sur la feuille du calepin, dont il faisait tourner les pages et ne cessait de remplir d’autres esquisses.  Il me faisait sourire, ce type encore jeune mais qui dégageait quelque chose de suranné, ne serait-ce que le nœud papillon qui survolait de son ombre chacun de ses dessins.  Le spectacle était partout, je prenais des notes, regrettait de ne pas connaître le jargon judiciaire dans les moindres détails. J’avais l’impression que les pauses entre les auditions dépassaient en durée le procès lui-même. Nous fûmes à nouveau évacués et vue l’heure,  cela signifiait que ce serait tout pour aujourd’hui, ce qui me fit mieux appréhender la lenteur de la justice dont tout le monde se plaignait.  Mais ceux qui râlaient à présent seraient au rendez-vous des le lendemain, dès l’aube, à l’heure et à l’affut.  Un journal à la main,  ils rempliraient à nouveau les cafés alentour, commenteraient encore,  s’émouvraient, se récriraient.

La seule absente de ce grand show était censée en être la vedette.  Clotilde, que je n’avais pas quitté des yeux, s’était sensiblement recroquevillée à l’énoncé de l’identité de la première femme de sa victime. Ses cheveux voilaient son visage, mais je crus la voir rougir, du moins le bout de son oreille droite, légèrement décollée.

J’avais eu ce que Fabien nommait une intime conviction en parlant de cette femme, Mona,  qui m’avait toujours intriguée. Charles  m’en avait parlé, à moi de  cette femme adorée. J’ignorais qu’elle fut morte, il ne m’en avait  jamais rien dit, il parlait de séparation, d’amour perdu, d’amour parfait qu’il retrouvait enfin après toute ces années. Quel baratineur il a fait. J’avais du mal à croire cependant qu’il n’en ait rien dit à Monique. D’abord il aimait vraiment sa femme  et ensuite il était très bavard, cet amant-là.

J’attendais Fabien en pensant à tout ça, tout ce que j’aurai à dire à la cour, ce passé qui n’avait constitué qu’une parenthèse insignifiante et qui subitement intéressait les gens. Je me demandais un instant ce qui m’avait pris de m’y mêler mais la seule vision de cette fille sur son banc répondait à mes questions. Je comprenais Fabien, et je commençais à mon tour à projeter de drôles d’idée sur  elle, sur l’identité, la ressemblance, cette familiarité étrange fondée sur un mort qu’on a aimé sans doute, puis détesté, haï,  assassiné et à présent presque ressuscité.
Fabien arriva à ce stade de ma réflexion ou interrogation, de doute aussi. J’avais la trouille de témoigner, voilà la vérité. Evoquer ce type revenait à me remémorer des heures pas très glorieuses  d’une existence en plein chantier. C’était ça ma façon de construire ? J’avais reçu la veille un appel de mon ex qui n’avait ressenti aucune gène à ironiser sur ma conversion.  J’avais fini par lui raccrocher au nez, mais n’avait-il pas raison finalement ? Est-ce que j’étais en train de me refaire une santé sur le dos d’un macchabée ?
«  Allez, on a du boulot pour préparer l’audience de demain. Mais d’abord on prend un verre, ok ? J’ai besoin d’un remontant, pas toi ? »
Ce type arrivait au bon moment pour me rappeler que le sixième sens restait un bon cliché, sans qu’il soit pour autant 100% féminin. Ça m’a fait du bien de penser ça et j’ai pris le bras qu’il me tendait sans façons.