Je reprends ici mon histoire au terme de l'errance qui dura plusieurs décennies.
Le ciel était clair, mais le sol gorgé de pluie en cette nuit de février 1432 par laquelle la fortune me tira de ma torpeur mentale. Près de quatre-vingts ans s'étaient écoulés depuis le massacre, et je devais avoir triste allure avec mes haillons raides de boue et ma pilosité hirsute. En vérité, je devais plus ressembler à un esprit des forêts qu'à un être humain. Qui sait, peut-être suis-je la source de quelque légende locale.
Ce fut l'odeur âcre de la suie qui attira mon attention, puis je remarquai le halo des flammes au-dessus des cimes. Une clameur me parvenait par intermittence, à la limite de l'audition. Soupçonnant un incendie mais intrigué par un bruit que je ne parvenais à identifier, je m'approchai.
Alors que j'avançais sur la route menant à un village en feu, trois silhouettes surgirent des ténèbres devant moi.
« N'y va pas, l'ami! s'exclama un homme. C'est la mort qui t'attend là-bas! »
Je les identifiai aussitôt comme mes semblables. Trois vampires inconnus, deux hommes et une femme, bientôt rejoints par une poignée de mortels. Je dus m'y reprendre à deux fois pour coasser quelques mots:
« Qui êtes-vous? Que se passe-t-il? »
Ma voix paraissait étrangère à mes propres oreilles et me brûlait la gorge.
« Nous sommes les soldats du Commandeur, répondit la femme. Nous avions fait halte dans ce village quand les chiens de Dieu nous ont attaqués! »
Je n'y comprenais rien, et ce n'était pas dû à l'évolution de la langue car je l'avais apprise des mortels que j'avais écoutés de loin durant mon errance.
« De quoi parlez-vous?
- De ces maudits Inquisiteurs! » cracha mon interlocutrice.
Je secouai la tête, perplexe.
« Ne sais-tu donc pas? demanda le premier homme à avoir parlé. D'où viens-tu? Des Inquisiteurs renégats et leurs exécutants nous pourchassent dans tout le pays depuis qu'ils ont découvert notre existence. Ils sont sans maître, car l'Eglise comme le roi ont le regard tourné ailleurs, mais rien ne les arrête!
- Ils ont attaqué durant le jour le village où nous nous abritions, poursuivit la femme. Heureusement, les villageois se sont défendus plus vaillamment qu'ils ne s'y attendaient, ce qui a permis à quelques-uns d'entre nous de s'enfuir à la nuit tombée. Mais ils tiennent encore le Commandeur et deux des nôtres, et la plupart des humains. Ils vont tous les exécuter en représailles. Nous devons fuir le plus loin possible avant le lever du soleil. »
Une chape de glace descendit sur moi.
« Vous ne pouvez partir maintenant; il faut les sauver!
- Qu'est-ce que tu crois, pauvre fou, nous avons déjà essayé! C'est impossible; ils sont trop nombreux, trop bien armés, ils ont entouré le village de brasiers et leur tintamarre infernal nous vrille la cervelle.
- Fort bien, dis-je. J'irai donc seul. »
J'ignorai le flot de protestations et d'avertissements qui s'ensuivit. Pour la première fois depuis trop longtemps, ma voie me semblait claire: j'allais pouvoir laver mon péché dans mon sang.