Scène II
SABINE – BIFENBAF
SABINE
Voici mon client, juste à l’heure.
(Entre Bifenbaf, portant une poule dans un sac.)
BIFENBAF
Me voici, et j’ai bien apporté ce que vous m’avez demandé. Mais pourquoi diable faut-il attendre si longtemps un rendez-vous ?
SABINE
Mais parce que je suis la plus grande devineresse du royaume, et d’ailleurs la seule qui soit restée depuis que le roi s’est mis en tête d’éradiquer l’obscurantisme, comme il le disait si bien. Sachant que sa chère fille, notre nouvelle reine, a suivi son enseignement, notre profession devra lutter pour survivre. Mais voyons votre volatile. (Elle sort la poule du sac.) Parfait. Le sacrifice de cette pauvre bête attendrira la Toute-puissance et fera réussir vos projets.
BIFENBAF
J’ai demandé à vous voir et j’espère que vous pourrez m’aider.
SABINE
Vous espérez ? Mais mon ami, vous êtes en face de la grande Sabine Mac Affrin. Sabine peut tout, Sabine voit tout, Sabine entend tout, Sabine devine tout, Sabine sait tout.
BIFENBAF
Vous savez quelle est l’affaire qui me préoccupe ?
SABINE
Non, je ne sais pas.
BIFENBAF
Ça commence bien.
SABINE
Alors ne perdons pas de temps. Quelle est l’affaire qui vous préoccupe ?
BIFENBAF
Lynda.
SABINE (à part)
Allons, bon ! Lui aussi !
(à Bifenbaf)
Et je suppose que vous la haïssez, et que vous voudriez que je lui concocte un bouillon d’onze heures à ma façon.
BIFENBAF
Non. Je l’aime.
SABINE
Vous l’aimez ? Vous ?
BIFENBAF
C’est défendu ?
SABINE
Non, mais ça m’étonne ?
BIFENBAF
Vous êtes une drôle de Miroska.
SABINE
Si ou moukat amoin, mi kounich aou.
BIFENBAF
Qu’est ce qu’elle baragouine ? « Ama-michaou » ?
SABINE
Baragouine, c’est du pain et du vin en breton. Moi je vous parle créole réunionnais.
BIFENBAF
Et ça veut dire ?
SABINE
Si vous vous payez ma fiole, je vous casse la vôtre.
BIFENBAF
Je n’oserai pas.
SABINE
Qu’attendez-vous de moi ?
BIFENBAF
Que vous me prépariez une de vos potions magiques, afin qu’à son retour… Car vous savez, j’espère, que Lynda est à Paris.
SABINE
Évidemment, je le sais ! Me prenez-vous pour une godiche ?
BIFENBAF
Afin qu’à son retour, elle tombe éperdument amoureuse de moi et qu’elle désire m’épouser.
SABINE (sifflant)
Pfui !
BIFENBAF
Quoi ? Pfui ?
SABINE
Je l’aurais deviné.
BIFENBAF
La recette est-elle dans vos cordes ?
SABINE
Non.
BIFENBAF
Comment, non ?
SABINE
Pas Lynda.
BIFENBAF
C’est la meilleure !
SABINE
Demandez-moi de vous faire aimer par n’importe quelle femme, mais pas Lynda.
BIFENBAF
Paméla Empersonne ?
SABINE
Il ne faut tout de même pas exagérer.
BIFENBAF
Mais j’aime Lynda ! Donnez-la-moi.
SABINE
Non.
BIFENBAF
Mais pourquoi ?
SABINE
J’ai déjà expliqué la raison à votre collègue marquis de Kougnonbaf, il va falloir que je récidive.
BIFENBAF
Parce que ce grand escogriffe de Kougnonbaf est aussi sur l’affaire ! Ah ! Le traître ! Ah ! Le forban ! Ah ! Le scélérat !
SABINE
On se calme ! Kougnonbaf ne désire pas épouser Lynda, il voulait seulement que je la lui fasse griller à petit feu.
BIFENBAF
Et vous avez refusé.
SABINE
J’ai refusé.
BIFENBAF
Vous avez eu raison. L’ignoble individu ! Vouloir être roi à la place de la reine, cela le regarde, mais comploter contre elle ! Ah ! l’infâme !
SABINE
Croyez bien qu’il ne s’agit pas d’une question de personne. Si l’affaire dépendait de moi, j’aurais mis tout le monde d’accord. D’abord j’aurais étripé la petite peste, ensuite je l’aurais contrainte de vous épouser. Ça lui aurait fait les pieds. Mais votre ennemi intime, le marquis de Kougnonbaf vous expliquera très bien pourquoi je ne puis ni l’un ni l’autre.
BIFENBAF
Comme c’est fâcheux. Vous n’avez donc aucune solution, en définitive.
SABINE
J’ai une solution.
BIFENBAF
Me voilà rassuré.
SABINE
Si vous voulez plaire à Lynda, cessez de fumer, cessez de boire. Mangez moins de cochonneries et faites un peu de sport, pour vous débarrasser de ce gros ventre mou. Donnez-vous un coup de peigne dans les cheveux de temps en temps. Et puis lisez un bouquin ou deux. Les femmes intelligentes aiment les hommes qui ont un peu de culture, hormis celle de la betterave, bien entendu.
BIFENBAF
Il n’est pas nécessaire d’être Grande Astrologue Royale pour me dire ça.
SABINE
D’avoir été. Ce sera dix mille couronnes.
BIFENBAF
Quoi ?
SABINE
Ne vous plaignez pas, c’est un prix d’ami.
BIFENBAF
Mais vous êtes de moins en moins efficace et de plus en plus chère.
SABINE
C’est normal. Depuis que notre bon roi Waldemar m’a congédiée, je cours de grands risques en venant traîner ici. Pour peu que le sergent Borowitch me jette dehors à coup de hallebarde ! Vous pouvez par ailleurs reprendre votre volatile. Il ne me sera finalement d’aucune utilité, et je suppose que votre cuisine est plus ragoûtante que la mienne.
BIFENBAF
Allez au diable !
SABINE
J’y suis déjà.
(Sabine sort, Kougnonbaf entre avec une chèvre)
Scène III
BIFENBAF – KOUGNONBAF
KOUGNONBAF
Vous n’auriez pas vu Sabine ?
BIFENBAF
Vous voulez parler de la pythie dépitée, la voyante aux yeux obscurcis, l’extra-lucide aux visions opaques ?
KOUGNONBAF
Je vous parle de l’oracle illuminée, la prophétesse clairvoyante. Sabine, enfin ! Sabine Mac Affrin ! Je n’en connais qu’une.
BIFENBAF
Ah ! Sabine ? Celle qui voit tout, entend tout mais ne sait rien ? Elle vient juste de partir. Mais dites-moi, cher Marquis, pourquoi donc avez-vous amené cet animal qui sent si mauvais ? La grande Sabine Mac Affrin aurait-elle une fois de plus augmenté ses tarifs ?
KOUGNONBAF
Et vous-même ? Que faites-vous ici avec cette bête à plume ? Avez-vous l’intention de vous reconvertir dans l’élevage ?
BIFENBAF
Marquis, je vous ai posé une question, j’attends une réponse, et non une autre question.
KOUGNONBAF
Que voulez-vous ? J’ai été élevé chez les jésuites.
BIFENBAF
Répondez, Marquis !
KOUGNONBAF
Eh bien ! oui. Sabine m’a d’abord demandé un poulet, et maintenant il lui faut une bique pour aller plus vite et plus loin.
BIFENBAF
Elle n’y va pas de main-morte !
KOUGNONBAF
Et vous-même, à ce que je vois, vous faites aussi partie de sa clientèle.
BIFENBAF
Et j’ai cru comprendre à quel sujet vous l’avez consulté.
KOUGNONBAF
À quel sujet ?
BIFENBAF
Au sujet de Lynda.
KOUGNONBAF
Comment savez-vous cela ?
BIFENBAF
Je pourrais lui racheter sa boutique. Je sais aussi, misérable traître, que vous attendiez de Sabine qu’elle lui gratte un petit bout de bois.
KOUGNONBAF
Je ne comprends pas.
BIFENBAF
Vous lui avez demandé la tête de Lynda dans une soupière.
KOUGNONBAF
Mais jamais de la vie, cher Marquis ! Qu’allez-vous vous imaginer ! La mort de Lynda ne servirait ni vos intérêts ni les miens. D’ailleurs, Sabine a refusé.
BIFENBAF
Refusé quoi ?
KOUGNONBAF
Euh… Je… Bon ! Je disais… Non, croyez-moi, j’ai des méthodes biens plus astucieuses. Comme vous le savez, l’objet de tout votre amour et de toute ma haine s’en est allée à paris jouer les Jeanne d’Arc, et tout comme elle, elle a entendu la voix de Dieu. Elle a l’intention de revenir dans sa belle armure pour délivrer la Syldurie.
BIFENBAF
Ah ! Lynda… Reviens-moi vite !
KOUGNONBAF
Elle ne reviendra jamais à Arklow.
BIFENBAF
Vous allez la tuer, Assassin !
KOUGNONBAF
Allons, allons, calmez-vous. J’ai dit qu’elle ne reviendra pas à Arklow. Libre à vous d’allez la rejoindre à Paris, de lui déclarer votre flamme, de l’épouser et de lui faire des tas de petits bifembafs.
BIFENBAF
Qu’allez-vous faire ?
KOUGNONBAF
Sabine m’a trouvé un complice, ou plutôt une complice : une amie parisienne de Lynda. Cette fille est une virtuose dans l’art de la trahison. Une véritable judelle.
BIFENBAF
Une judelle ?
KOUGNONBAF
Judas n’a pas de féminin, il m’a fallu en trouver un ?
BIFENBAF
Et qui est cette judelle redoutable ?
KOUGNONBAF
Elvire Saccuti.
BIFENBAF
Et qu’allez-vous faire avec cette Saccuti ?
KOUGNONBAF
J’en saurai plus long sur la façon de cuisiner Lynda quand Sabine aura cuisiné la chèvre.
BIFENBAF
Ça ne me plaît pas du tout.
KOUGNONBAF
Je ne sais pas à quel jeu joue la fiancée dans tes rêves, mais il me paraît peu protocolaire, et très dangereux. Malheur à elle si elle joue une fausse note dans sa partition ! Si cette oie nous fait un canard, elle est farcie. Nous lui entraverons les jambes et elle s’étalera sur le pavé. Ce sera la fin de sa royauté. Elle abdiquera, fuyant la honte et le déshonneur, elle ira se cacher dans les souterrains parisiens qu’elle connaît si bien. À ce moment, vous lui tendrez la main pour l’extraire de la fange dans laquelle elle se sera vautrée. Vous pourrez lui demander sa main, si toutefois elle vous plaît toujours. Elle fera moins la difficile. Et tout cela grâce à qui ?
BIFENBAF
Mais, Marquis !
KOUGNONBAF
Quant à moi, l’illustre marquis de Kougnonbaf. Je n’aurai plus rien à craindre de cette chipie. Je n’aurais qu’à caler mes augustes fesses sur ce trône qu’elle m’aura si gentiment laissé vacant.
BIFENBAF
Mais, Marquis !
KOUGNONBAF
Ottokar premier, dit « Ottokar le grand » !
BIFENBAF
Mais, Marquis !
KOUGNONBAF
On m’appellera « le roi Lune » ! Avec moi, les aveugles vont voir, les paralysés vont marcher. Tous les morts ressusciteront. Tous. Tous. Sans exception.
BIFENBAF
Mais ! Marquis !
KOUGNONBAF
Et si par malheur la ruse de cette Elvire Saccuti échouait, je tournerai contre elle le canon de mon arme secrète.
BIFENBAF
Mais, Marquis !
KOUGNONBAF
Comme vous le savez, je suis le grand patron du groupe « Kougnonbaf-Presse ».
BIFENBAF
Mais, Marquis !
KOUGNONBAF
Je tiens donc en main tous les moyens d’information du pays, et surtout les moyens de désinformation.
BIFENBAF
Mais, Marquis !
KOUGNONBAF
« Arklow Match », « Syldurie Soir », « Ici Arklow », « Syldurie Dimanche », et toute la presse à histoires, sans oublier la chaîne de télévision la plus populaire : « TS-crét1 » ; tout cela, c’est moi, et rien que moi.
BIFENBAF
Mais, Marquis.
KOUGNONBAF
À partir d’aujourd’hui, toute la presse tiendra le pays au courant des faits et gestes de leur reine. Elle qui prétendait que son départ passerait inaperçu !
BIFENBAF
Mais, Marquis !
KOUGNONBAF
L’encre d’imprimerie est un poison mortel que je lui ferai avaler. Je la briserai, je la calomnierai, je la piétinerai, je froisserai son honneur, je la livrerai à la haine de son peuple. Ah ! Lynda ! Maudite Lynda ! Toi que j’exècre ! Quel plaisir je prendrai à savourer ma délicieuse vengeance !
BIFENBAF
Il suffit, Marquis ! J’aime Lynda et je ne vous permettrai pas de lui faire le moindre mal.
KOUGNONBAF
Entre Lynda et le pouvoir, c’est le pouvoir que j’ai choisi d’aimer.
BIFENBAF
Écoutez-moi bien, marquis : Si pour votre malheur vous effleurez seulement sa peau du bout des doigts, je vous tuerai.
KOUGNONBAF
Quand je rencontre un obstacle entre le pouvoir et moi, je n’essaie pas de le contourner, ni de l’escalader. Je le détruis.
BIFENBAF
C’est moi qui vous détruirai.
KOUGNONBAF
Vous ? Vous êtes trop mou et trop grassouillard.
BIFENBAF
Ah ! Çà ! Marquis ! Vous n’êtes qu’un paltoquet.
KOUGNONBAF
Et vous un cuistre.
BIFENBAF
Un maraud.
KOUGNONBAF
Un faquin.
BIFENBAF
Un bélître.
KOUGNONBAF
Un gueux à nazarde.
BIFENBAF
Non satisfait d’offenser votre reine, vous, m’offensez, moi Miroslav de Bifenbaf. J’en demande réparation sur le champ.
KOUGNONBAF
Eh ! bien ! Ne tardons pas, Monsieur. Sortons et réglons tout de suite ce différend.
BIFENBAF
Morbleu ! Je vous découperai les oreilles. Je vous amputerai, je vous étriperai.
KOUGNONBAF
Palsambleu ! Marquis ! Dans votre gros ventre chargé de graisse, je signerai mon nom à la pointe de l’épée : d’un K qui veut dire « Kougnonbaf » !
(entre Éva.)
Ce monument de mégalomanie est dû à la verve de Nénesse. Mais personne n’y a prêté attention.