Dans le petit café, en attendant nos bières, nous restions silencieux, chacun dans nos pensées, entretenues par des phrases happées au hasard. « La bourgeoise, moi j’dis qu’elle est pas blanc-bleue - C’te gosse, elle fait de la peine à voir- Les profs, de toute façons, c’est tous des frustrés- Bien fait pour lui- Un couple sans enfant, moi j’appelle ça de la perversion- Tu y crois, toi, que cette femme est la mère de l’accusée, c’est louche tout de même- Y’a pas eu d’enquête de police- Si ça s’trouve ce type a tué sa femme et la p’tite, ben elle se venge, voilà la vérité ! … »
Nous échangeâmes un sourire triste avant de convenir que de toutes les rumeurs égrenées, circulait une part de vérité, mouvante et contradictoire. C’était sans doute la raison de l’émotion partagée. Le plus étonnant dans cette affaire tenait dans l’empathie que suscitait l’accusée maintenant. Peut-être parce qu’elle était passée à l’acte, qu’elle avait commis ce geste irréparable, certes, mais que tout un chacun connait, ne serait-ce qu’en pensée, une fois dans sa vie. Faire disparaître la bête qui sommeille en chaque homme.
Il faut dire que le portrait de Charles Massier, brossé jusque là, ne faisait que conforter le public dans ses préjugés sur la bourgeoisie, les fonctionnaires, le démon du midi, et toutes ces petits détails qui rendent antipathiques. Duplicité, mensonge, non-dits, secrets : tout cela collait plus à l’idée qu’on se fait d’un accusé. La victime, la vraie, celle dont on se sentait proche demeurait cette jeune femme au regard vide, sans passé et sans avenir ; c’est elle qu’on avait envie de protéger, de défendre.
Clotilde Nevers, vingt-deux ans, orpheline, enfant placée dans une famille d’accueil dans une petite ville de Lorraine. Bachelière à dix-sept ans, elle s’était inscrite aux Beaux-arts à Metz tout en exerçant divers métiers : fleuriste dans une échoppe pendant la première année, puis guichetière d’un cinéma, enfin serveuse dans un restaurant. Elle vivait seule dans un studio, on ne lui connaissait aucun ami. Elle avait abandonné ses études au bout de deux ans, sans obtenir de diplôme. C’est à peu de choses près tout ce qu’on savait d’elle.
La police avait tout de même passé son ordinateur au crible et c’est ainsi qu’on avait pu découvrir la face cachée d’une personnalité qui intriguait Fabien. Un an avant le drame, Clotilde s’était inscrite sur un forum d’écriture via Internet. Le pseudo choisi, Colt, prenait un sens dont elle n’avait peut-être pas pris l’entière mesure. Elle s’en était expliquée en racontant que c’était le surnom qu’un de ses maîtres d’école lui avait donnée en primaire, parce qu’elle était rapide et percutante. C’est la seule fois, me confia Fabien, qu’il l’avait vu sourire et il s’était alors fait la promesse de dessiner encore ce sourire qui la transfigurait.
« Tu vois, il y a autour de cette fille un secret qui la rend profondément attachante. Cela tient à son enfance, j’en suis persuadé. Si on trouve ce qui s’est passé, comment elle a atterri à la DDASS où elle a passé deux ans avant d’être adoptée, alors on percera le mystère. Sa famille adoptive est profondément affectée par cette histoire. Ce sont des gens bien, apparemment. La mère est au foyer, élève trois autres enfants et le père est chauffeur-livreur. Une famille simple qui n’a rien de spécial à nous livrer sur Clotilde si ce n’est que c’était une enfant timide qui n’a causé aucun problème à ses parents, même durant l’adolescence. Une enfant ordinaire, en somme, bien élevée. Qu’ils ont dans un premier temps accueillie après la mort accidentelle de ses parents, puis adoptée.
- Et ce forum, alors ?
- C’est sans doute la clé de l’histoire. Avant de se rendre à Paris, elle a fait effacer ses textes et commentaires ; il nous a été cependant facile de les retrouver, c’est ce qui est pratique avec Internet, les traces laissées sont presque indélébiles, et là, surprise…
- Tu as pu lire ses textes ?
- Oui, et je peux te dire qu’elle écrit plutôt bien, enfin je crois. Elle suscitait l’admiration de pas mal de gens d’ailleurs. Une majorité d’homme, soit dit en passant. Il faut dire qu’elle savait y faire…C’est ce qui est étonnant lorsqu’on la voit maintenant.
- C’est-à-dire, tu penses qu’elle est schizo ou un truc du genre ?
- Non, je ne crois pas. Simplement elle déployait sur ce site une énergie qu’on ne retrouve plus à présent, mais c’est compréhensible après tout. A l’époque, elle n’était pas encore une criminelle…
- Il faut que je lise ces écrits. C’est sur ce site alors qu’elle a fait la connaissance de Charles ? Il écrivait lui aussi ?
- Oui et non. Oui il y était inscrit mais il se contentait de commenter exclusivement les textes de Clotilde. Au début, c’est une relation presque professionnelle qui s’instaure. Il prodigue des conseils éclairés, corrige ses fautes de style ou de syntaxe. C’est comme cela, je pense, qu’il s’est rendu indispensable à ses yeux.
- Et son pseudo ?
- Vendredi.
- Pardon ?
- S’est-il abonné un vendredi ? Est-ce une référence à la vie sauvage ? J’en sais rien, c’est son pseudo, c’est tout. »