Un homme affable 9.

Je passai une grande partie de ma nuit à lire les textes de Clotilde.  C’était passionnant de suivre chronologiquement une relation qui s’établit entre deux êtres. Je reconnaissais de temps à autre des expressions de Charles et cela me faisait un drôle d’effet. J’avais du mal à croire qu’il était bien mort, pour de bon. Mort et enterré.  Je m’étais installée dans mon lit, une théière à portée de main, mes cigarettes et un cendrier, un calepin et un stylo posés sur l’oreiller d’à côté. Pour la première fois depuis longtemps, je vivais seule et pour le moment je n’avais pas de raison de m’en plaindre.
D’ailleurs, aurais-je prêté la moindre attention à Charles si mon mec ne m’avait pas avoué un soir de cafard qu’il était malheureux comme les pierres, tout ça parce qu’il était tombé amoureux ? Je n’avais rien trouvé à dire, totalement sous le choc de cette révélation. S’il est vrai que nous nous étions juré la transparence dans nos sentiments, je n’en demandais pas tant. Je m’étais presque sentie obligée de le foutre dehors mais la première semaine passée sans lui fut sans doute la plus pénible de ma vie. Il m’avait trompée, et alors ? Il en aimait une autre, tout en m’étant attaché, quelle idée de l’avouer ! Enfin, bref, après douze ans de vie commune, nous nous étions séparés. Il avait emporté ses disques, j’avais gardé mes livres, tout était entré dans l’ordre au point que je me demandais à quoi avait rimé cette relation.
Je me rendais bien compte que si j’aimais la compagnie des hommes, aucun n’avait bouleversé ma vie. J’avais aimé, certainement mais jamais au point d’en perdre le sommeil, le boire ou le manger. Aussi, je découvrais les poèmes de Clotilde en enviant secrètement cette passion qui l’animait. Je ne pensais pas être capable moi-même de m’y consumer tout à fait. Elle, s’abandonnait, et à un total étranger qui plus est. Cela devait participer d’une sorte d’excitation supplémentaire.  Se livrer à un inconnu est un fantasme commun après tout. Je me demandais si, en dehors de ce forum ils communiquaient, par mail, skype ou téléphone. Je notai sur mon calepin la question à poser à Fabien.

Chaque jour, Clotilde écrivait un poème ou une courte nouvelle en variant son registre, même si l’amour restait omniprésent dans ce qu’elle écrivait. C’était plutôt agréable à lire, j’en convenais et les éloges répétés de Vendredi l’encourageaient à persévérer encore et toujours. D’autres abonnés formaient une sorte de cour autour d’elle et je notais les pseudos au fur et à mesure que je les découvrais. La plupart écrivait également, seul Vendredi gardait son statut de lecteur exclusif, exigeant, objectif.
Je lisais les photocopies remises par Fabien dans le petit troquet mais le lien qui y figurait m’intrigua subitement et j’allumai mon portable pour vérifier si le site en question se passionnait, comme je le pensais pour cette affaire. Les membres du forum étaient appelés à comparaitre en tant que témoins, aussi existait-il peut-être un interdit d’y faire mention. Il fallait que je vérifie par moi-même.  En me connectant,  je constatai que le site était fermé momentanément ; la mention « en construction » s’illustrait d’une icône humoristique. Je tentai alors le « flux RSS » dont Fabien m’avait parlé, et, miracle, je tombai sur les écrits que je cherchais. En regard du pseudo choisi, Colt arborait sa photo en guise d’avatar. Une image d’elle sur laquelle elle souriait.  Excitée par cette découverte, je cliquai sur un des commentaires de Vendredi et quelle ne fut ma surprise de découvrir, que lui aussi disposait d’un avatar. Il s’agissait bel et bien de Charles Messier, la seule différence était qu’il ne devait pas avoir plus de trente ans sur ce cliché. Avec un peu d’imagination, on pouvait effectivement le reconnaitre. Ainsi, il avait été beau ! Quelle surprise ! Et quelle avait du donc être celle de Clotilde en le découvrant dans la réalité. En vrai.

De quoi se mettre en colère, c’est certain. Mais de là à lui faire passer l’arme à gauche….