Fabien commença par m’interroger ; il souhaitait connaître mes premières impressions sur ce que j’avais lu jusqu’ici. Lui-même s’avouait piètre lecteur mais les écrits de Clotilde lui avaient plus. Avait-elle cependant le moindre talent ou bien manquait-il cruellement d’objectivité ? C’est ce qu’il voulait savoir.Je le rassurai sur ce point ; les progrès de Clotilde me semblaient indéniables, elle écrivait avec justesse et conviction, sans sombrer dans le pathos trop souvent rencontré sur le forum.Je n’avais fait que parcourir la somme de sa production, m’attardant sur les commentaires, exagérés peut-être, emprunts d’admiration. C’est ce qu’il devait lui manquer sans doute, une certaine confiance en elle.
Ce qui m’intriguait dans cette communauté virtuelle tenait dans les liens crées entre les membres. Tout se passait comme s’ils cherchaient à se fabriquer une nouvelle famille. On y trouvait le vieux sage tenant le rôle du patriarche, la mère de famille encourageant ses troupes, l’intello narquois, le rigolo de service, jusqu’à la sœur de cœur, qui se nommait elle-même la « jumelle » de Clotilde et son pendant, la marâtre ou « fausse- sœur » qui décryptait avec délice le moindre lapsus, cherchait un sens caché dans chacun des écrits de Colt. Et puis, bien sûr, au sommet de ses fans trônait Vendredi, qu’elle surnommait parfois d’Artagnan tandis que le trio de fidèles lecteurs se voyait classé au rang des mousquetaires.
Au deuxième verre de Bourgogne, je lui fis part d’une intuition qui ne manquerait pas de le faire sourire ; mais un accord tacite venait de se sceller entre nous : nous laisser aller à toutes les divagations, ne négliger aucune piste, si délurée soit elle. Je me lançai :
« Bien sûr, je peux me tromper mais il ne coûte rien de vérifier…Voilà, j’ai ce curieux sentiment que Monique Massier connaissait ce petit jeu auquel s’adonnait son mari. Je pense que non seulement elle savait tout de ses tendances volages, mais encore qu’elle y prenait part. Vérifie les adresses IPdes ordinateurs.
-Et je parie que tu penses à quelqu’un en particulier, je me trompe ?
-Commence par « Louve solitaire » ; elle neloupait aucun texte de Colt, qu’elle prenait un malin plaisir à comparer à d’illustres auteurs du même registre. Si ce n’est pas un travail de sape, je n’y connais plus rien !Mais je dois dire que Colt n’est jamais rentrée dans ce jeu pervers, au contraire, elle la remerciait de ses lectures attentives, se défendait d’être un écrivain et admirait les auteurs cités.
-Ok, je note. Tu sais qu’ils sont tous cités à comparaitre ?
-Je m’en doute, alors autant avoir de bonnes questions à leur soumettre, tu ne crois pas ? Mais dis moi ce que tu as trouvé de ton côté ; ce n’est tout de même pas pour me faire goûter cet excellent vin que tu as fait le déplacement…
-Tu n’as pas une petite idée ?
-Si, bien sûr, mais je m’en voudrais de déflorer ton scoop, allez, je t’écoute, tu en meurs d’envie
-Et bien, il s’agit de Mona Nevers, qui d’autre ? Morte à vingt-deux ans, c’est jeune, non ?
-Oui, on l’a déjà dit, ça…Au fait, jeune homme, au fait…
-Mort classée sans suite mais qui demeure suspecte, surtout en regard du dossier
-Fabien !
-J’y viens ! Défenestrée. Ou suicidée pour la police »
L’enquête de voisinage avait démontré que cette jeune femme développait des tendances suicidaires. Elle avait d’ailleurs fait un séjour en hôpital psychiatrique deux ans auparavant. Un séjour de trois mois. Dépressive, cette artiste-peintre a détruit son œuvre quelques jours avant sa mort. Elle était cotée mais ne vivait que du RMI et allocations familiales depuis quelques années. Il lui arrivait même de troquer ses toiles auprès des artisans de son quartier, pour subsister. Sa fille, Clotilde, puisqu’il s’agit bien d’elle était dans l’appartement ce jour-là.