Une histoire d'attachement
Communiquer avec un animal ne nécessite pas forcément l'usage de la parole. Nombreuses sont les passerelles sensorielles qui permettent d'aller l'un vers l'autre pour apprendre à se connaître, à se côtoyer et à se parler.
Rivière Li, sud de la Chine. Le long des berges se dressent les montagnes célestes, vierges et éternelles, enchâssées dans la mémoire de la terre, barbouillées d'ombre, de brume et de lumière mouillée. Un radeau, coquille de noix à fleur d'eau, glisse paisiblement sur le fleuve. Aux côtés du pêcheur trônent des cormorans, immobiles, minces et fiers, pareils à des sentinelles minérales. Ils portent le noir de l'onyx et la silhouette dépouillée de ces êtres simples cache leur flamboiement et leur nature exceptionnelle ailleurs, dans le cristallin des yeux et l'aisance du corps. Soudain, l'embarcation s'arrête. Moment de flottement. Puis l'homme donne le signal. Il s'agite en poussant des cris et frappe la surface de l'eau avec son bâton: la pêche peut commencer. Stimulés, les cormorans se jettent dans la rivière. Sous la surface, les ailes plaquées au corps, les oiseaux d'encre, souples comme des algues, ondulent et filent à toute allure, propulsés par de vigoureux coups de palme. Rien n'échappe à leur vue, même dans les eaux les plus troubles. Une contraction du muscle ciliaire étrangle le cristallin de l'oeil et le fait saillir. Cette accommodation compense ainsi la perte de la réfraction cornéenne et permet à l'oiseau de distinguer un poisson jusqu'à vingt mètres de profondeur. Aucun moyen d'échapper à son attaque fulgurante. Comme un harpon, le cou de l'animal délié atteint sa cible à la faveur d'une brusque extension. Une fois le poisson saisi et solidement maintenu grâce au crochet du bec, l'oiseau remonte à la surface et ramène immédiatement son butin sur le bateau de bambou où le pêcheur le fait régurgiter. La pêche terminée, il se sèche longuement, les ailes déployées offertes au vent pour pallier une déficience au niveau de l'imperméabilité de son plumage. Par défaut de sécrétion de la glande uropygienne, les plumes sont en effet incapables de remplir leur rôle d'isolant thermique. Un handicap qui, toutefois, ne l'empêche pas de sortir entre huit et dix livres de poissons par jour pour les pêcheurs dont il dépend. Il y a longtemps que les peuples de ces contrées, les Djuang, à l'instar des Pai, une minorité tibéto-birmane habitant près du lac ErHai, dans le sud-ouest de la Chine, ou encore à Quanzhou, au sud-est de Canton, ont fait des cormorans leurs alliés à la pêche. Ils sont leur trésor, élèvent leurs enfants avec eux et les enterrent solennellement lorsqu'ils meurent.
Boris Cyrulnik - La fabuleuse aventure des hommes et des animaux - Pluriel - Hachette Littératures -