Un homme affable III.1

Publié le 29 juin 2009 par Sophielucide

Fabien s’était affalé sur mon canapé ; je le regardais prendre ses aises et au lieu de m’énerver je me suis vue remplir le rôle emprunte d’humble geisha : « tu veux boire quelque chose ? Mets-toi à l’aise » C’est tout juste si je ne me retins pas de lui retirer ses chaussures et lui masser les pieds !  Il a souri d’ailleurs, comme s’il lisait dans mes pensées à présent, et comme j’étais moi aussi pas mal agacée par mon propre comportement totalement incompréhensible, je me suis installée face à lui en allumant une énième cigarette. On a laissé le silence se poser tranquillement et puis il a sorti un petit magnétophone de son cartable  fatigué et l’a agité devant mes yeux tel un hochet.

«  C’est bon ? Tu es avec moi, là ?

-    Je t’écoute, tu parles…

-    Non, c’est elle que tu vas écouter ; je crois que je serais incapable de transcrire sa pensée ; tu m’aideras ?

Sans attendre de réponse, il mit le petit appareil en marche.

« Comme beaucoup d’enfants, j’étais persuadée, lorsque j’étais petite d’avoir été adoptée.  J’ai passé l’année de mes dix ans à fouiller dans chaque recoin de la maison, dès que mes parents avaient le dos tourné. Non pas que je ne les aimasse pas mais ils me semblaient simplement de gentils étrangers dont la vocation était de me mener à l’âge adulte. Je cherchais une preuve, un document officiel. En vain.  J’ai eu une enfance banale, identique à mille autres. J’attendais. J’attendais de grandir pour savoir enfin ; et puis je me suis lassée de ce petit jeu ou bien je m’y suis faite, je ne me souviens plus. Partout où j’allais, je me sentais intruse, mal à l’aise, à la recherche d’une posture ou d’un mot qui fonderait la place usurpée que je pensais tenir. Difficile d’expliquer cela. A l’école, j’étais bien ; là, je savais au moins ce qu’on attendait de moi alors je suppose que c’est par reconnaissance que je travaillais si bien. Je ne sais pas.

Le jour de mon dix-huitième anniversaire, mes parents m’ont offert de quoi me payer mon permis de conduire. Cela m’a émue plus que je ne saurais le dire. Sans sentir de privation, mes parents ont toujours eu du mal en fin de mois, les vacances c’était un an sur deux. Enfin, je vous le dis, sans vivre dans la misère, disons que nous menions une vie simple et ce cadeau représentait un réel sacrifice, j’en étais bien consciente.

Après ce moment d’émotion, mon père a cru bon d’ouvrir une bouteille de mousseux, a ordonné aux petits d’aller jouer dans leur chambre et j’ai su à ce moment précis, parce que je sentais mon cœur au bord de l’implosion qu’il allait se passer quelque chose d’irrémédiable entre nous. J’ai failli hurler et leur dire de se taire, je me rendais subitement compte que je ne voulais pas entendre leurs confessions. Mais tout était si préparé, ils avaient du en parler longuement tous les deux, enfin bref, je les voyais chercher leurs mots, leurs regards auxquels ils s’accrochaient si pathétiquement. J’ai eu honte. Honte de moi et d’eux en même temps, honte de cette vie d’économies et de non-dits. C’est ma mère, bien sûr qui s’est lancée et m’a enfin révélé ce que je m’étais forcée d’oublier durant toute mon enfance. Ils semblaient soulagés et je les ai méprisés pour ça. Un instant.  Voilà, j’ai su à dix-huit ans que j’étais adoptée suite à la mort accidentelle de mes parents. Ils m’ont alors remis un peu trop solennellement trois feuillets pratiquement illisibles émanant de la Ddass ; mon père a ajouté que je pourrai m’y rendre pour en savoir un peu plus sur un passé qu’eux-mêmes ignoraient. A leur connaissance, il ne me restait aucun parent, même éloigné. Bien sûr, tout cela ne changeait rien entre nous, ils m’aimeraient toujours comme leur fille…et patati et patata…Je ne les écoutais plus, les yeux rivés sur ces feuilles que j’avais tant cherchées, petite.

«  Où donc les aviez-vous cachés ? » C’est la seule question que j’avais envie de leur poser. Avec aussi, cette furieuse pulsion de leur jeter mon verre de mousseux tiède à la face. Mais ils m’ont fait pitié, ils m’ont toujours fait pitié et je me suis détestée plus que jamais.