Un homme affable III.7

J’avais pensé prendre des notes en attendant la sortie des deux hommes ; si je n’écrivais pas au fur et à mesure les événements, même infimes qui s’enchaînaient quotidiennement, je passerai à côté de mon objectif, je perdrai  l’essentiel : nos impressions conjointes et parfois contradictoires,  ce qui relève en somme de l’enquête elle-même sans omettre les tâtonnements, les  hésitations, les retours en arrière, et les temps morts aussi. Celui qui je vivais maintenant par exemple.

Je m’étonnais à présent de n’avoir conservé de Charles qu’une image éthérée, vague et sans consistance. Je l’avais vu pour la dernière fois il y a un peu moins de trois ans et cela me semblait vraiment lointain. Tout s’était passé comme si je l’avais volontairement rayé de ma mémoire et la mienne fonctionnait pour le moins bizarrement. Il suffit que mon regard s’attarde sur la silhouette légèrement voutée d’un client assis au bar pour me rappeler que la plupart de nos entrevues s’y étaient déroulées. Nous aimions tous deux ces endroits bruyants et enfumés et je soupçonnais Charles de les choisir à dessein les plus anonymes et quelconques possibles. Il avait développé une sorte de paranoïa que je n’éprouvais aucune gêne à railler.  Aussi ne tolérait-il ni geste ostentatoire concernant notre relation coupable, ni remarque désobligeante pointant ses propres contradictions. C’est ce qui l’excitait et m’amusait, jusqu’au moment où, inévitablement une forme de routine s’était installée.
Pour autant, Charles était-il cette marionnette entre les mains expertes de sa toute puissante femme ? J’en doutais franchement. Il n’avait rien non plus d’un démon machiavélique. Simplement, je crois qu’il était plus à l’aise dans les rêves qu’il se construisait  que dans la sordide réalité qui faisait son quotidien.

Plongée dans ces souvenirs un peu gluants, je n’avais pas prêté attention à la porte en face, qui s’ouvrit sur Fabien plus pâle que jamais accompagné du vieil homme qui semblait avoir pris dix ans en une heure. Lequel des deux soutenait l’autre ? Difficile à dire d’où je me situais mais je me levai d’un bond et partis à leur rencontre.