Magazine Nouvelles

Un homme affable IV.3

Publié le 03 juillet 2009 par Sophielucide

Il faut que je te parle de cette voix ; ce n’est pas,  comme on tente de me le faire croire, une vue de l’esprit. Je l’entends régulièrement, parfois au téléphone, ou sur le seuil de l’appartement. Au moment où je franchis le cinquième pallier, sur le point d’arriver chez nous, je la distingue très nettement, elle vient du rez- de- chaussée, résonne le long de la cage d’escalier. C’est une voix de femme, impérieuse et solennelle à la fois ; une voix distinguée, bien articulée avec cet accent qu’on qualifie chez nous de « pointu ».

Et puis il ya tous ces chiffres aussi, qui apparaissent tout le temps.

Nous avons le même âge à présent, je t’attendais patiemment et je sais que c’est réciproque. Pour tes dix-huit ans, je suppose qu’on a du te livrer un pan de ton histoire, un pan délabré, comme une bande de papier peint qu’on déchire ; quel portrait t’aura-t-on dressé de moi ? Je me demande encore si j’écris tout cela pour justifier ma piteuse existence ou pour t’aider à bâtir la tienne.  Je me défends d’être aveuglée par la haine, car au fond je n’ai jamais cessé d’aimer l’homme qui a donné un sens même incompréhensible à la vie dont je me débarrasse aujourd’hui sous la forme qu’on connaît mais que je te transmets. CADEAU EMPOISONNE ? C’est tout ce que je ne veux pas, mais je sais plus que nul autre que nos actes dépassent toujours nos intentions, dans ce cas, encore une fois, pardon.

J’ai longuement hésité à te révéler cette vérité-là, c’est pour cela que je juge ces vingt-deux années nécessaires. Tu es une femme et tu dois savoir maintenant que l’amour est un terrain miné, dangereux où nos pas peuvent s’enfoncer ou bien nos corps s’envoler.  Jusqu’à ce jour, ton père ignore ton existence. A l’heure où tu me lis, vous aurez peut-être déjà fait connaissance, ou alors tu ne sais toujours rien de lui. Mais c’est ta vie, tu as ce droit incontournable de choisir d’aller ou non à sa rencontre. Charles Massier, 21 bis, rue des mésanges, à deux pas du parc aux oiseaux. Fais ce que tu veux de ça, mais il m’est impossible de partir avec ce secret-là, qui t’appartient autant que moi.

J’avais fini par accepter l’idée de former avec mon homme un couple dont ne naitrait aucune descendance puisque nous nous suffisions à nous-mêmes. L’année de mes vingt ans fut chaotique. J’ai beaucoup produit cette année-là, j’exposais régulièrement, je commençais à me faire une petite réputation, locale uniquement mais cela me satisfaisait. Chaque soir, à vingt-deux heures, Charles me faisait avaler la pilule contraceptive ; il n’avait plus confiance en moi et cette heure m’est encore odieuse aujourd’hui. C’est l’heure que tu détestes toi aussi, je ne peux expliquer ça, peut-être t’ai-je contaminé de mes propres frayeurs…..

Et puis, un soir de Noël, à cette heure infâme justement, il m’a fait remarquer que mes seins avaient grossi. Qu’il y avait aussi dans mon regard une douceur nouvelle qu’il ne connaissait pas. Il a quitté l’appartement en claquant la porte pour ne revenir qu’au petit jour, complètement ivre mais brandissant telle une arme une sorte de stylo qui s’avéra être un test de grossesse. Il m’a réveillé en me secouant ; du pied. Oui, je me suis éveillée avec son pied sur mon ventre et ma première pensée, à cette seconde, fut meurtrière. Il m’a tirée par les cheveux jusqu’à la salle de bain où j’ai du, devant ses yeux rougis par l’alcool, uriner sur ce stylo. Il riait à gorge déployée de ce spectacle grotesque en m’appelant « petite pisseuse », voilà ce que j’étais devenue à ses yeux.

Au bout de quelques secondes, le test confirma ses doutes et j’eus toutes les peines du monde à cacher une euphorie nouvelle qui m’apportait contre toute attente une force et un pouvoir immenses. Nous avons passé la journée dans le silence pesant d’un deuil auquel on se prépare ; il m’a accompagné le lendemain chez le gynécologue qui a nous a renseigné sur cette grossesse d’un bon trimestre. L’avortement en France était exclu. Le médecin tenta de nous convaincre que cet événement représentait un avènement dans un couple légitime de surcroit. Charles restait muet, comme moi, terrorisée à l’idée de le contredire.

Puis il y eut cette semaine bénie entre nous. Il redevint subitement l’homme adoré que j’avais connu, nous faisions tout le temps  l’amour, comme avant ; jusqu’à ce que je comprenne qu’il tentait de m’amadouer. «  Mon amour, tout va redevenir comme avant ; nous allons partir à Londres, tu verras : cette ville est géniale ; cet enfant, c’est impossible, tu le sais comme moi ; pas maintenant ; plus tard, peut-être, on en reparlera… »  Il était si doux, si tendre, prévenait chacun de mes gestes, des mes envies. Je n’ai pas quitté le lit durant cette semaine où il s’occupa de tous les détails de notre périple londonien.

LE JOUR DU DEPART, il en a été empêché ; je ne sais plus pourquoi exactement ; je suis partie seule, avec pour instruction de l’appeler, avant et après l’opération. Nous avons pleuré dans les bras l’un de l’autre, nous sommes embrassés longuement, et nous sommes séparés ; je ne l’ai jamais plus revu.

…/…


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Sophielucide 370 partages Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossiers Paperblog

Magazines