Un homme affable V.1

Publié le 05 juillet 2009 par Sophielucide

Immergée dans la lettre,  l’espace –temps d’une folie ordinaire qu’il m’avait semblé moi-même effleurer par instants, je m’aperçus à  la fin de ma lecture que Fabien n’avait pas démarré, que nous étions toujours garés au bas de l’étude du notaire .Il attendit encore un peu avant de mettre le contact, alluma une cigarette qu’il me tendit et me laissa le temps de rembobiner le film dont je venais de lire une première partie du scénario.

Au-delà de l’aberrante idée de faire remettre à sa fille une déclaration d’amour assortie d’un état civil, vingt-deux ans après son  propre suicide,  à l’âge atteint par Emma aujourd’hui,  Mona apparue par magie, s’exprimait pratiquement à la place de l’accusée. Clotilde avait jusque là conservé un silence figé, Emma s’exprimerait –elle comme  sa mère semblait le lui enjoindre ?

Fabien partageait ce trouble au point de me confier être partagé entre une inquiétude croissante  pour la jeune Emma et une colère impossible, envahissante, qui ne faisait que rebondir à chaque fait nouveau.
Il acceptait avec difficulté le mélodrame devenu pathétique qui guidait cette affaire. Tout ça lui semblait trop.

«  - Trop quoi ?
-   Trop de tout ! J’ai la désagréable impression d’être manipulé à mon tour. Tout se passe comme si, chaque fois qu’on pense donner un sens à ce drame, il en prenait un autre. Toujours plus loin dans le glauque…Jusqu’où ça va aller ?  On est en pleine tragédie grecque là, ou je ne connais plus rien à mes classiques ?
-   Y’a de ça, en effet. Mais si tu observais un peu autour de toi, tu verrais bien que la tragédie est partout, on y cherche à présent une forme d’esthétisme mais rien n’a changé.
-   Je te rappelle que je suis avocat, la réalité dépasse toujours la fiction, je ne dis pas le contraire, mais là, franchement, il y a de quoi se poser des questions, non ? Putain, on est au vingt et unième siècle et rien n’a bougé d’un pouce ! On dirait même qu’il n’y a plus que chez nos contemporains qu’on continue à chercher en vain la moindre trace d’humanité, ça me déprime….
-   Le danger à ce stade de l’enquête, c’est justement de se laisser submerger par la tentation d’une émotion
-   Tu en as de bonnes toi ! Clotilde est à deux doigts de faire une connerie, je le sens d’ici ; j’ai prévenu le directeur de la prison, il va la surveiller de près ; d’ailleurs, elle a été placée à l’infirmerie, pour l’instant. Je ne sais pas si tu réalises le choc qu’elle a subi….
-   Un choc qui pourrait bien la faire basculer de l’autre côté, avec ses bénéfices aussi.  Bien sûr que c’est dur à encaisser mais je pense  que cette lettre lui sera d’un grand réconfort…
-   Ah bon ? Tu trouves ? Vraiment ? C’est à peine si sa mère ne lui conseille pas, maintenant qu’elles ont toutes deux  le même âge, de la rejoindre …
-   Ou l’aider à prendre son envol, peut-être ; tu oublies cet « héritage »
-   A supposer qu’on mette la main dessus, et rien n’est moins sûr, qu’est-ce que tu veux qu’elle en fasse ? Je ne pourrais que lui livrer des photos des tableaux de sa mère ;  les accrocher dans sa cellule la consolera, tu crois ?
-   Il reste des passages entiers que je n’ai pas réussi à déchiffrer, ces gribouillis recouverts de dessins, mais je ne sais pas si je me fais une idée en trouvant dans sa prose une grande ressemblance avec sa fille, non ?
-   Il faudra que tu m’expliques dans ce cas, parce que je n‘ ai rien lu de tel dans cette lettre. Il faut dire que Clotilde n’a pas été coopérative jusqu’à présent, espérons que ça changera…
-   Il faudrait que tu t’habitues à l’appeler Emma. Pense à ta plaidoirie. …
-   On n’en est pas là, crois-moi….
-   C’est bien pour ça, que plus jamais, il va nous falloir rationaliser, maintenant qu’on a des faits tangibles à se mettre sous la dent»