Un homme affable V.3

Déchiffrer l’intégralité de la lettre de Mona me prit toute la soirée. Ce travail studieux dans lequel je m’oubliais complètement, représentait le meilleur antidote à mes introspections libidineuses.  Ce n’est qu’au seuil de l’endormissement qu’une  dernière pensée adressée à Fabien, me rendit le sourire, cette clé qu’il fallait que je trouve chaque nuit pour enfin sombrer. Sait-on jamais, à l’instant du passage s’il est définitif ? Ce rituel d’y penser chaque soir s’apparentait peut-être à une prière, ou une confession ; il gardait ce caractère sacré car il était secret, bien sûr.  Ou alors, ce n’était qu’une superstition, une forme d’automédication, quoi qu’il en soit il était  toujours préférable aux somnifères ou autres produits chimiques.

Satisfaite du travail accompli, je pourrai dès le lendemain, fournir à Fabien le document entièrement retranscrit. Mieux, je l’avais annoté et fait suivre des questions qu’il soulevait encore.
Les passages raturés concernaient des apartés destinés à Charles.  Je ne sais pas combien de temps avait pris Mona pour rédiger sa lettre mais elle n’avait décidé qu’en toute fin d’en changer son destinataire.  Ces interludes contrastaient étonnamment des propos adressés à sa fille. Ce mélange des styles avait du la convaincre de ne pas lui faire lire, finalement, la passion qui la dictait, le désarroi qui l’assaillait, l’omniprésence de Charles dans son cœur fatigué, son esprit contrarié, son corps abandonné.

J’étais particulièrement troublée d’ assister en spectatrice à une  version d’une histoire  que j’aurais pu vivre avec le même homme. J’avais ressorti la photo de Charles, celle  dont il s’était servi pour se  présenter  à Colt sur le site internet. A trente ans. Ils avaient du former un beau couple si Emma ressemblait tant à sa mère, comme le notaire l’avait laissé entendre. Fabien finirait-il pas mettre la main sur une photo de cette jeune artiste ?

Qui avait lu cette lettre ? Monique Massier, très certainement mais Charles ? Cette hypothèse nauséeuse me força à formuler l’idée que j’avais évacuée à ma première lecture ; je notai le mot terrible, que je me défendais peut-être de prononcer : inceste.  Inutile de reporter encore cette supposition, si abjecte ou improbable soit-elle.  Sans y croire véritablement, nous ne pouvions pas ne pas l’envisager.

Quant à sa femme, la distinguée Monique, elle perdait définitivement de sa superbe et de ce panache,  totalement falsifiés. Cantatrice dans sa jeunesse, elle connaissait forcément le jeu de l’acteur qu’elle avait su parfaitement déployer au tribunal. Même les questions de Fabien ne l’avaient pas totalement déstabilisée ; après une pause de bon aloi, elle avait su rebondir en mettant subtilement en avant ses propres qualités de femme bafouée psychologiquement face à cet homme maladivement obsédé.

J’avais hâte d’échanger mes infos avec celles que Fabien aurait recueillies. Qu’était-il advenu de l’ami de Mona, ce Bernard, dont on ne savait rien hormis sa profession ?
Je me souvins également qu’à l’époque de ma relation avec Charles, j’avais eu toutes les peines du monde à lui faire créer une boîte e-mail afin d’organiser nos entrevues. Il semblait plus que réfractaire à tout ce qui touchait un domaine hautement technologique dont il pointait le danger, alimentant ainsi sa paranoïa. J’avais depuis longtemps adopté ce moyen de communication que je jugeais commode tandis que Charles se méfiait de cette boîte de Pandore. Et quelques mois plus tard, il s’inscrivait sur ce site de littérature en ligne….Tous ces détails confluaient vers une hypothèse qui gagnait peu à peu en crédibilité : Charles devenait la victime crédible d’une machination orchestrée  par sa propre épouse. Si cette idée paraissait séduisante, la démontrer et la faire accepter par les jurés, nécessiterait encore l’énergie et la puissance de conviction du brillant avocat qu’était Fabien.  Et si je mystifiais cette histoire romanesque, elle  ne pourrait que séduire la cour, et pourquoi pas innocenter Emma.