"Nous allons conclure un marché, veux-tu? Toi, Joseph, tu feras semblant d'être chrétien, et moi je ferai semblant d'être juif. Ce sera notre secret, le plus grand des secrets. Toi et moi pourrions mourir de trahir de secret. Juré?
- Juré."
1942. Joseph a sept ans. Séparé de sa famille, il est recueilli par le père Pons, un homme simple et juste, qui ne se contente pas de sauver des vies. Mais que tente-t-il de préserver, tel Noé, dans ce monde menacé par un déluge de violence?
"Lorsque nous nous rejoignions dans sa synagogue secrète, le père Pons me donnait les échos de la guerre.
- Depuis que les troupes allemandes s'enlisent en Russie et que les Américains sont entrés dans le combat, je pense qu'Hitler va perdre. Mais à quel prix? Ici, les nazis sont de plus en plus nerveux, ils traquent les résistants avec une rage inhabituelle, l'énergie du désespoir. J'ai très peur pour nous Joseph, très peur.
Il sentait dans l'air une menace, comme le chien sent le loup.
(...)
- Rendez-moi plus claire la différence entre juif et chrétien, mon père.
- Les juifs et les chrétiens croient au même Dieu, celui qui a dicté à Moïse les Tables de la Loi. Mais les juifs ne reconnaissent pas en Jésus le Messie annoncé, l'envoyé de Dieu qu'ils espéraient; ils n'y voient qu'un sage juif de plus. Tu deviens chrétien lorsque tu estimes que jésus est bien le Fils de Dieu, qu'en lui Dieu s'est incarné, est mort et est ressuscité.
- Donc, pour les chrétiens, ça s'est déjà passé; pour les juifs, c'est à venir.
- Voilà, Joseph. Les chrétiens sont ceux qui se souviennent et les juifs ceux qui espèrent encore.
- Alors, un chrétien, c'est un juif qui a cessé d'attendre?
- Oui. Et un juif c'est un chrétien d'avant Jésus.
Cela m'amusait beaucoup de me penser en "chrétien d'avant Jésus". Entre le catéchisme catholique et l'initiation clandestine à la Torah, l'histoire sainte captivait davantage mon imagination que les contes enfantins empruntés à la bibliothèque : elle s'avérait plus charnelle, plus intime, plus concrète.
(...)
Je sentais le père Pons troublé par les études auxquelles il s'astreignait pour moi. Comme nombre de catholiques, il connaissait auparavant fort mal l'Ancien Testament et il s'émerveillait de le découvrir, ainsi que certains commentaires rabbiniques.
- Joseph, il y a des jours où je me demande si je ne ferais pas mieux d'être juif, me disait-il, les yeux brillants d'excitation.
- Non, mon père, restez chrétien, vous ne vous rendez pas compte de votre chance.
- La religion juive insiste sur le respect, la chrétienne sur l'amour. Or je m'interroge : le respect n'est-il pas plus fondamental que l'amour? Et plus réalisable aussi... Aimer mon ennemi, comme le propose Jésus, et tendre l'autre joue, je trouve ça admirable mais impraticable. Surtout en ce moment. Tu tendrais ton autre joue à Hitler, toi?
- Jamais!
- Moi non plus! Il est vrai que je ne suis pas digne du Christ. ma vie entière ne me suffira pas pour l'imiter... Cependant l'amour peut-il être un devoir? Peut-on commander à son coeur? Je ne le crois pas. Selon les grands rabbins, le respect est supérieur à l'amour. Il est une obligation continue. Ca me semble possible. Je peux respecter ceux que je n'aime pas ou ceux qui m'indiffèrent. Mais les aimer? D'ailleurs, ai-je autant besoin de les aimer si je les respecte? C'est difficile, l'amour, on ne peut ni le provoquer, ni le contrôler, ni le contraindre à durer. Alors que le respect...
Il grattait son crâne lisse.
- Je me demande si nous, les chrétiens, ne sommes pas seulement des juifs sentimentaux..."
Eric-Emmanuel Schmitt - L'enfant de Noé - Le livre de poche n° 30935 -
La découverte de ce titre et de cet auteur m'a donné envie de lire un autre livre d'Eric-Emmanuel Schmitt : "Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran", roman porté à l'écran il y a quelques années, avec Omar Sharif dans le rôle principal.