Ma vie ! mon ami… quel courage ! Tu ne te plains de rien. Tu racontes humblement. Tu es parti de chez toi un soir de nuit noire. Avec pour seul bagage ton rêve à la main. Tu me dis que la réalité ressemble tristement au cliché. Parce que ton chez soi était simplement trop pauvre pour nourrir les tiens. Parce que tu n’avais d’autre choix que d’oser le départ. Tu devais quitter, déboussolé mais confiant tout ce qui était toi. Partir, côté face, en héros conscient vers la terre promise. Côté pile avec la chiasse au ventre et les larmes aux yeux. Comment as-tu pu ? Entassé avec tes pairs sur un rafiot pourri ou dans un camion trop petit. Parce que ailleurs l’abondance t’attendait. Frigorifié, affamé, mais bercé par la certitude de lendemains meilleurs. Parce que le travail était de l’autre côté de la frontière. Etouffer entre la marchandise, la peur et les odeurs. Le prix du passage était si peu négociable. Tu voulais y croire. Ne pas te laisser mourir. Pour honorer la promesse faite à ta famille? Pour agir en homme responsable ? A peine arrivé, tu subis la froideur de l’indifférence, du mépris, des quolibets. Comme un moins que rien. Tu vas, tu viens, tu t’agites. Invisible aux yeux de la plupart, ou trop visible pour les autres. Au risque de perdre tes repères, tu es prêt à tout quitte à t’abaisser au pire. Attendre. Patienter. Espérer. Humilié, tu acceptes toutes les tâches. Tu dis merci. Tu te bats pour manger. Manger pour survivre. Survivre pour exister. Accepter l’impensable. Te cacher pour travailler, te cacher pour vivre. Tout est vraiment contraire aux discours illusions d’avant le départ. A croire que le mensonge nourrissait la chanson de l’espoir. Aux aguets. En sursis. Tu épargnes le moindre sou. Pour l’envoyer au pays. Tu te forces à comprendre d’autres habitudes, à te fondre dans le paysage, à apprendre à parler, à convaincre. Tu arrives même à sourire dans une langue qui n’est pas la tienne. Tu travailles en dessous des prix. Comme tu n’as plus droit à ton identité, tu en façonnes une nouvelle, décalée, plus forte en apparence. Mais sans garantie. Sans assurance. Dans tes petits papiers. Vrais ou faux, mais interdits de séjour. Tu uses tes forces pour gagner le minimum. Tu renonces à regrets à tes différences qui font tache. Tu dors où tu le peux. Tu t’habilles comme ici. Tu te nourris comme ici. Tu aimerais penser comme ici. Pour te fondre dans le paysage, tu mettrais ton accent en veilleuse. Et tu travailles encore, tant et plus. Tu travailleras longtemps juste pour gagner le droit de vivre. Tu construis ton histoire ici au risque de tout perdre là- bas. Au risque de n’être plus ni d’ici ni d’ailleurs. Entre deux univers, comme un paria. Tu fais venir les tiens. Alors que tu risques d’être pris, renvoyé, seul, au pays. Tu te réjouis d’un rayon de soleil, de leurs rires, d’un sourire frère, d’un regard sans mépris. De ta première économie. De leur confiance. Dès que tu le peux, tu offres tout ce que tu possèdes. Tu vis l’instant avec la générosité d’un seigneur. Tu garnis la table avec abondance. Tu m’accueilles comme un frère. Tu me serres dans tes bras. Nous buvons à la vie. Et à te voir, danser la tienne chaque jour alors que tu ne possèdes rien, j’en arrive à douter. A me demander qui est le clandestin de sa propre vie. A toi…mon ami ! A cette force qui te guide, te libère, te conduit. Rendez-vous aux frontières de tous les possibles. A ta santé ! Au fil de chaque jour gagné !