Du vin, du joint ou du baiser, je n’étais pas en mesure de distinguer la cause des cauchemars terribles qui hantèrent la nuit qui suivit. Mais j’appris le lendemain que j’avais une fois de plus survécue à une nuit de pleine lune, ce qui n’est pas rien. Si je passais la journée, nauséeuse et songeuse, c’est que je me sentais maintenant totalement imprégnée de ce crime, des circonstances qui l’y avaient mené, des personnages dont je m’approchais avec une empathie qui m’épatait moi-même. Je me sentais en phase et c’est bien ce qui me navrait. Aurais-je développé un voyeurisme latent ? Me serais-je découvert une sorte de vocation de justicière ? Ou ne m’étais-je pas tout simplement emparée d’un ignoble prétexte pour rester en contact avec Fabien, ce garçon mystérieux qui me semblait pourtant si familier ? Quelle que soit la réponse à cet imbroglio, il fallait que je sache, j’en revenais toujours là. Savoir, quitte à ne pas détourner les yeux de la laideur, de la saleté, de tout ce qu’on s’obstine à nier alors qu’il est omniprésent.
Je m’étais pourtant endormie avec l’empreinte de ce baiser, si agréablement persistante. Un sourire béat peut se transformer en rictus, une fois les ténèbres rejointes.
Des images effrayantes apparaissaient, des ombres malfaisantes aux voix outrées se baladaient parmi des miroirs vénitiens, immenses, au tain abîmé. Sans pouvoir distinguer un visage, j’identifiais les silhouettes qui se déplaçaient très rapidement, me frôlaient parfois. Charles ricanait « je suis ton père » à Emma qui hurlait en faisant balancer devant elle, tel un pendule, son tampon ensanglanté. Fabien apparaissait dans sa robe d’avocat, en me montrant le poing puis disparaissait aussitôt, pour revenir me tirer la langue. Emma revenait alors sous les traits d’une petite fille, tenant à la main un bouquet de ces mêmes tampons, décidément omniprésents, en demandant d’un voix haut perchée aux spectres qui la croisaient s’ils n’avaient pas vu sa maman. Puis je me trouvais téléportée dans un musée désert où étaient exposées les toiles de Mona, des monochromes noirs à perte de vue ; le gardien surgissait d’une des toiles pour me chasser de ce lieu sacré où je n’avais rien à faire ; « votre place n’est pas ici » répétait-il pendant que je cherchais désespérément la sortie. Des larmes au goût sucré inondaient mon visage, déformaient ma vision et je ne me reconnaissais plus dans les miroirs que je traversais sans peine. Je me réveillai en nage pour aussitôt replonger dans l’horreur, happée par le cauchemar qui cessa enfin lorsque j’entendis le marteau du juge résonner dans mon crâne et se multiplier en acouphènes qui persistèrent toute la journée.
La première journée de mon investigation solitaire se passa à lire, et relire les mails de Clotilde ou Colt, selon le destinataire auquel elle s’adressait. J’appris alors qu’elle ne correspondait pas qu’avec Charles. Elle avait développé une relation parallèle avec un certain Castel dont je retrouvais le pseudo sur le site Internet où il déposait de sombres poèmes largement inspirés de Baudelaire, au spleen omniprésent, aux funestes présages.
J’eus la surprise de tomber sur un commentaire récent de Louve Solitaire, sous un sonnet de Castel, justement, ce qui m’intrigua fortement. J’eus alors l’idée de m’y inscrire à mon tour et mis une demi-journée à rédiger le texte qui la ferait réagir. Une parabole imagée d’un drame amoureux, dans lequel je faisais la part belle à la meurtrière ayant ourdi sa vengeance. Mon cœur battait à tout rompre au moment où je cliquais pour déposer ce premier texte déposé sous le pseudo que je m’étais choisie : RroseSélavy…