Tout ne serait pas si parfait, au demeurant, sauf à rester réellement attentif. Regarde-les donc plus attentivement, car ce monde réellement regardé ne peut qu’être parfait.
Le monde est parfait, dira bel et bien, plus tard le petit Ivan le cœur serré, aux cendres perdues, dans le Jardin du Souvenir, de son frère le grand Ivan dévoré en quelques mois par son crabe après des années à s’inventer une autre vie.
Le monde est parfait, tu as été parfait à ta façon, tu as fait souffrir les autres comme tu en as souffert, tu as été le plus irrégulier des réguliers car tu n’as plus supporté un jour ce tribunal en toi des réguliers se surveillant l’air mauvais, un jour toi aussi tu as pris la tangente mais personne ne s’en est aperçu dans ce monde où plus personne n’est quelqu’un pour qui que ce soit, et nous deux mêmes nous nous sommes perdus l'un l'autre, peut-être t’imaginais-tu que je te jugeais en tant que régulier, moi l’irrégulier à vie, alors que tu aurais pu me rejoindre au pays de Leo et de Theo ou de mon oncle imaginaire Stanislas le Bon, et voilà, mon frère, c’est cela même : il t’a manqué un double lumineux qui te réponde mieux que ce petit Ivan à la con.
A les regarder tout regarder de travers, on pourrait penser au contraire que les sournois et les retors relancent l’imperfection du monde, cependant le mauvais esprit de certain oncle, ou l’aigre propension à dénigrer de certaine cousine célibataire, l’esprit critique de certain ado se faisant fort d’arracher tous les masques, ne seront que quelques ombres portées au tableau dont elles rehaussent en somme la perfection.
Notre mère-grand, nourrie d’Ancien Testament, sait assez que sa chère smala ferait la Bête en faisant l’Ange, aussi sûr que toute cravate corsète un possible coquin et tout minois de coquette le désir d’être lutinée par quelque satyre babylonien dont certain oncle serait l’incarnation à cette tablée, mais la bonhomie de notre mère-grand en tablier de cuisinière, qui a mis les petits plats dans les grands, selon son expression, son cœur et son irrépressible besoin de faire plaisir font que c’est le plaisir qui passe les plats et que, même jaloux, le Dieu de Calvin serait mal venu d’en faire une affaire.
Cependant Ariel met de la gaieté dans les regards. Son charme opère dès les premières sorties de l’oncle plaisantin, conjoint de la sœur du premier lit de la mère de notre mère-grand, de même qu’il fait affleurer un sourire mutin sous les moustaches de Grossvater évoquant au même instant, à Berg am See, ces dames de Paris qu’il a vues de près – et même sa fille Greta en sourit sous l’imperceptible influence de Caliban.
Ce matin de la neuve lumière je me la joue Prospero et tout est parfait. Nos tables, Dieu soit loué, ne seront jamais pures de menteuses et de menteurs, de menteurs et de truqueurs, de vaniteuse et de vaniteux - l’apôtre nous le rappelle dans ses admonestations solennelles que notre mère-grand cite volontiers les yeux aux cieux – et pourtant, le temps de ces agapes nous dirions, au conditionnel de nos enfances, que nous serions meilleurs à dater de l'instant prochain, ou tout au moins ferions-nous de notre mieux.
Nous en sommes, plus précisément, à jouer désormais au jeu de l’Aveugle en plein jour. Il n’y a plus désormais de dehors qui puisse échapper à nos mots, ou presque. Nous savons presque tout et cela nous pèse, mais nous n’en laissons rien paraître. Cette nuit en plein jour nous pèse dès l’éveil sous la remémoration de trop d’épouvante accumulée, tout nous est devenu mémoire et cendres de mémoire et nous en étouffons, ou presque, et dans ce presque nous respirons presque encore et nous survivons presque encore les yeux ouverts sur ce qui est – le monde parfait, ou presque.
Le monde serait un nouvel enfant neuf. L’émouvante beauté de l’enfant tout fripé qui préfigure, ou presque, la vieille peau flagada en son émouvante beauté. Le monde serait une promesse comme en nos enfances du jour de Pâques à cloches sonnées à toute volée à l’autre bout du quartier et l’on remonterait des tombeaux de l’effroi pour on ne sait quelle révélation oubliée, ou presque. Le monde serait peut-être, alors, une nouvelle confiance ? On ne sait pas. On ne sait rien. On est aveugle en plein jour, on se cogne à tout comme en nos enfances, on est entouré de gouffres desquels montent des mélopées, comme hier les pans des murs de la maison les pans de l’espace-temps se dérobent Dieu sait où. Mais on comprend aussi, dans ce même temps des aubes revenues en beauté, que l’enfant est à venir et que ce sera du jamais vu.
(Extrait de L'Enfant prodigue, p.190)