Une fois la grille franchie, nous avons roulé au pas pendant quelques minutes et le crissement des graviers sous les pneus imposa le silence ; j’observai le profil de Paul, déjà concentré dans la tâche qui l’attendait. On aurait très bien pu le qualifier d’homme affable, lui aussi mais c’était sans l’avoir vu à l’œuvre. Un seul regard échangé sur le seuil de la porte avait suffi à me faire comprendre qu’il mènerait l’entretien ; une fois de plus, et cela devenait une habitude à laquelle je me faisais parfaitement, je jouais le rôle de second couteau, en retrait pour mieux fixer mon attention sur cet interlocuteur qui me fascina d’entrée. D’abord parce que j’avais rarement rencontré un homme d’une telle beauté. Il était juste parfait au point de dégager un trouble instantané mais heureusement furtif chez ses hôtes. Le docteur Akhamlich avait la cinquantaine triomphante et semblait maîtriser sans effort chacun des muscles d’un corps qu’on devinait sans défaut sous son costume. Il ne portait pas de cravate, ni de blouse, simplement une chemise immaculée qui faisait ressortir un teint hâlé naturellement, contrôlé et une dentition où l’incisive droite, légèrement de travers apportait un charme supplémentaire à ce visage trop beau. Pendant toute la durée de l’entretien qui dura une demi-heure à peu près, je ne sortis pas un mot, fascinée par ses yeux dont je n’avais encore jamais vu pareille couleur : vert kaki, dans lequel brillaient quelques pointes de noisettes grillées qui apportaient à son regard une douceur incroyable. Pourtant, l’homme ne chercha pas à cacher son agacement de n’avoir pas été averti de cette visite importune qui allait bouleverser son agenda qu’il compulsa d’un geste sec avant de tendre la main vers deux sièges, un geste dédaigneux à dessein.
Paul répondit à cette condescendance appuyée par un professionnalisme qui força mon admiration. Il commença par citer le nom de Clotilde Nevers, accusée de meurtre, dont le dossier médical se trouvait amputé d’une année, celle-là même passée dans cette clinique. Il réclama une explication à cet oubli malencontreux pour ne pas dire volontaire. Ce à quoi Akhamlich répondit par un cliché : « secret professionnel » d’une voix métallique, se voulant détachée. Paul eut alors un geste un peu brusque en s’accoudant à la table de travail du docteur qui cligna des yeux et poursuivit ainsi :
« A vrai dire, je ne lis pas la presse et lorsque j’ai été informé de cette lamentable histoire, je me suis simplement dit que j’allais être contacté d’une façon ou d’une autre. Ce qui est le cas, aujourd’hui…
- L’accusée présumée est jusqu’ici restée enfermée dans le silence après avoir reconnu les faits. Le rapport psychiatrique établi par les experts ne fait mention d’aucun trouble psychiatrique. Quel était votre diagnostic ?
- Elle était ici en cure de désintoxication tout simplement. Son séjour s’est prolongé, je crois qu’elle est restée pas loin d’un an dans notre établissement, en raison de ses rechutes.
- Elle était tout juste majeur à son arrivée chez vous, n’est-ce pas ?
- Effectivement, je la classais parmi les grands adolescents dont je m’occupe ; des jeunes filles anorexiques pour la plupart. Ce n’était pas son cas ; addictions multiples et profonde détresse mentale. Clotilde était en grande déprime, c’est la raison du temps qu’il a fallu pour la guérir, je n’ai rien d’autre à déclarer à son endroit hormis cette dépression latente
- Elle a parlé de l’écriture en tant que thérapie, était-ce sous votre conseil ?
- C’est exact ; j’ai repéré chez elle une volonté d’expression qu’elle avait le plus grand mal à concrétiser ; les ateliers d’art plastique n’ont pas paru appropriés, comme s’ils exacerbaient une violence profondément ancrée ; l’écriture a fait des merveilles, en ce qui la concerne
- Apparemment elle n’est pas la seule dans ce cas …Pouvez-vous m’expliquer en quoi écrire sur un forum internet se différencie d’écrire pour soi, tout simplement..
- Il me faudrait un peu de temps mais la différence est évidente : le retour ! Et oui, sur ce genre de site de littérature, vous avez affaire à des personnes dont vous partagez un centre d’intérêt fondamental et névralgique. Ecrire est un premier pas, communiquer en est un autre, indispensable dans le travail de socialisation qui mène à l’insertion. Les forums sont des microcosmes qui fonctionnent à l’identique que notre société.
- Hum…Donc, vous confirmez que c’est bien sous votre influence que Clotilde Nevers, ainsi que d’autres de vos patients se sont inscrits et ont écrit sur ce site Internet ?
- Influence est un mot que j’utilise rarement en ce qui me concerne, je soigne des patients en usant de thérapies différenciées et personnalisées. En ce qui concerne ce site, c’était une expérimentation que je suivais de près et dont je n’ai pas eu à me plaindre jusqu’ici
- Ah oui ? Bien. Que pensez-vous du pseudo qu’elle s’était choisie ? Colt…
- Je laisse à mes patients l’entière liberté dans le choix des mots, des pseudos, et même des idées ; je ne suis jamais intervenu là-dessus.
- Vous n’avez pas non plus cherché à entrer en contact avec elle depuis qu’elle est en prison, cela fait près de neuf mois maintenant
- Après un tel passage à l’acte, il est hors de question que je poursuive un travail voué à l’échec. On ne soigne pas derrière des barreaux.
- Vous pensez qu’elle est à sa place derrière les barreaux ?
- Clotilde n’a jamais su mentir ; puisqu’elle a avoué son crime, c’est bien qu’elle est coupable. »
Il se leva, frotta ses mains manucurées et sourit en nous conduisant à la porte de son cabinet, en prétextant un rendez-vous qu’il ne souhaitait pas faire attendre.
« Merci de nous avoir reçus, docteur. Ah ! J’allais oublier, est-ce indiscret de vous demander la raison de la présence de madame Monique Massier parmi vos patients ?
- Bien sûr que ça l’est. En l’occurrence, votre question me semble pour le moins inappropriée, vues les circonstances de son récent veuvage.
- Certes, mais si je ne m’abuse, elle consulte depuis des années, bien avant ce veuvage que vous mentionnez.
- Bonne journée, je crois qu’il est inutile de poursuivre cet entretien … »
Je laissai Paul prendre de l’avance et me tournai alors vers le docteur, qui me gratifia d’un sourire charmeur avant de poser une main sur mon coude afin de m’éconduire à mon tour.
« Docteur, serait-il possible de prendre rendez-vous ? C’est personnel et comment dire…
- Adressez-vous à ma secrétaire. Demain, même heure, vous conviendrait ?
- Merci, docteur, c’est parfait »