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Le secret de la Médiocrité et les origines de la Nullité.

Publié le 15 juillet 2009 par Collectifnrv

Causerie estivale en quatre parties
Deuxième partie :


Histoire abrégée de l’opinion :
vers le  « spectateur émancipé »
au monde merveilleux de la Démocratie d’opinion
(un modèle historique)


Résumé des épisodes précédents :


Dans la première partie de cette causerie, je  suis  parti d’une hypothèse associant la médiocrité et le concept badiousien de Matérialisme Démocratique, assumant donc que la médiocrité incarne l’état moyen et majoritaire d’un corps social pour lequel « il n'y a que des corps et des langages » , et fondé sur la consommation, le relativisme des opinions et le filtre politique de la représentation nationale. Ce mode d’être social récuse par nature toute « idée » au sens de « vérité » commune et stable, opposable au relativisme de l’opinion et à sa « liberté » dont se déduit tout son principe « démocratique ».
J’ai dégagé la contradiction essentielle de ce démocratisme en regard du principe d’égalité : son incapacité à déterminer quelque hiérarchie (de valeur) que ce soit, susceptible d’ordonner sa propre diversité, tout en demeurant dans ce primat ( d’égalité ) *.
Par comparaison avec la médiation de l’opinion opérée par le système représentatif  dans l’ordre politique, j’ai proposé la notion de « médiocrité sans médiation » pour rendre compte de la modalité effective de l’opinion dans l’ordre spectaculaire, opérée sous la forme concrète du « marché ».
Ensuite j’ai rappelé que le stade initial de la démocratie fut inauguré dans l’ordre de la re-présentation par « l’invention de la tragédie » et les pratiques et rapports sociaux qu’elle instituait.
J’ai observé que le mode initial, « formel, organique et institué », de ces rapports et pratiques était complètement antinomique avec la « médiocrité sans médiation » et l’application compensatoire du marché comme mode inversé (de la distinction/sélection : ce point sera davantage développé plus loin) .
J’ai enfin pointé le fait que, pour élucider le secret de cette médiocrité, il fallait donc dégager le sens du processus historique qui a permis cette inversion, fondatrice du matérialisme démocratique et dont la « médiocrité sans médiation » est le symptôme le plus manifeste et le plus effectif.
Pour parvenir à mes fins déclarées, l’ensemble de ma démarche analytique a reposé, et reposera principalement sur un dualisme de la re-présentation « socialisée » :

  • le mode de re-présentation « spectaculaire » , prenant pour modèle le théâtre (préfigurant ses autres modalités et in fine le Cinéma) .
  • et le mode de re-présentation « politique » : le système de la démocratie électorale représentative , prétendument « démocratique ».

L’ « opinion », ses modalités d’expression et ses usages et singulièrement dans sa double extension au « jugement » (de goût ) et à la « prise de parti » demeureront ce qu’il s’agira d’élucider, sur l’hypothèse que la médiocrité « médiane » en est l’instance « majoritaire ».
Eclairer le processus historique qui a pu promouvoir la médiocrité au statut hégémonique et im-médiat qui est le sien aujourd’hui, en partant d’un état initial où son incidence sur les rapports sociaux était in-signifiante, et où la détermination fondamentale était inversement  « politique, démocratique et instituée » , et en pratique appliquée comme telle, voilà qui pouvait me conduire à de (trop) longs développements. J’ai donc résolu , sur le modèle de la première partie, de figurer ce processus par une brève et simple analogie portant sur l’évolution du statut de « l’opinion » et de ses modalités ( de détermination et d’expression) dans les domaines respectifs de la politique et de la représentation spectaculaire .
Paraphrasant la considération liminaire de Marx à propos de la marchandise, je dirai, à titre de préambule de cette brève histoire ,  que l’opinion « paraît au premier coup d'œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques. »
Vicissitudes de l’opinion.
En tant que forme majoritaire implicite de l’opinion, la médiocrité a connu des fortunes et des statuts variables au fil de l’histoire conjointe du spectacle communautaire et de la démocratie . Si le rappel des conditions de la représentation théâtrale et de la « tragédie » du temps des cités grecques était spécialement éclairant à cet égard, il nous faut ici le compléter d’une considération plus générale portant sur « l’opinion » dans son rapport direct avec la pratique de la démocratie.
Nombre d’illusions et d’idées fausses ont perduré jusqu’à ce jour sur le système institutionnel et le gouvernement d’Athènes mais il est parfaitement acquis et scientifiquement attesté aujourd’hui que pour l’essentiel ce système fut d’autant plus démocratique ( au sens initial du terme) qu’il ne reposait pas ou pratiquement pas sur des élections et des institutions représentatives. En bref, on sait aujourd’hui que l’essentiel des mandats publics individuels étaient attribués par tirage au sort et que l’autorité conférée par ces mandats se limitait au domaine administratif et réglementaire, avec une contrainte forte d’obligation de résultat : le mandataire , candidat à une fonction et désigné à cette fonction par tirage au sort, risquait de très lourdes condamnations si son mandat aboutissait à de mauvais résultats . En revanche toutes les « lois » d’ordre proprement « constitutionnelles » ou « organiques » étaient votées par  l’ensemble des citoyens et non par une instance représentative.
Bref : Dans l’ordre politique et institutionnel , il n’y a pas de médiation entre la diversité des opinions individuelles et les institutions formelles destinées à gouverner la cité et sa communauté d’individus, et notamment pas d’élections ( au sens de vote) ni de candidats ( a fortiori de « partis » ) appelés à rallier des « suffrages » qui n’ont pas lieu d’être ( le tirage au sort tient lieu de mode de sélection éventuel) . Les « lois » sont le fait de la communauté toute entière (du moins celle des citoyens).
Ces passionnantes questions ne peuvent être développées dans le cadre de ce type de texte et je ne pourrai donc m’étendre sur le sujet sinon pour rappeler que pour autant qu’ils adoptèrent l’idée démocratique les penseurs majeurs impliquées dans l’histoire de la démocratie depuis cette aube grecque ( d’Aristote et Platon, à Rousseau, Marx, etc .) identifièrent sans ambiguïté le système représentatif  à « l’oligarchie » et non pas à la démocratie.
C’est le « transfert réciproque» ( des modalités d’exercice de l’opinion ) qui donne le sens de cette histoire, au fil de transformations successives dont les étapes majeures peuvent être rappelées brièvement :
Avec l’effondrement d’Athènes, des cités puis de l’hégémonie hellénistique, on assiste parallèlement à celui de la philosophie classique ( Platonisme, Aristotélisme ) et son remplacement progressif par des spiritualités dogmatiques ( pseudo-philosophies morales, religions monothéistes, sectes ) mieux adaptées aux « temps obscurs » qui s’ouvrent alors . Dans la perspective qui nous intéresse ces temps sont également  ceux de la disparition de la démocratie originelle , à laquelle se substituent divers succédanés démagogiques . Pour résumer on passe d’emblée de la démocratie à la démagogie, de la Tragédie au Cirque, du citoyen au spectateur, sous l’œil naturellement bienveillant de toutes les formes de pouvoir qui ont succédé à celui du « citoyen ».
Les régimes féodaux qui suivront ceux des empires épuiseront ensuite toutes les déclinaisons du spectacle , convoqué à la fois au divertissement et à l’édification. Mais, pendant toute cette période, la distinction ( des œuvres et de leurs auteurs) demeure soumise à divers principes d’autorité déterminant une hiérarchie ( de la valeur des œuvres ). Factuellement et de manière générale le « goût vulgaire » est récusé (comme critère de distinction ) mais la « contrainte démagogique » impose qu’il soit satisfait, au moins de manière mutualisée, car il est postulé comme « matériellement » impossible de donner accès à tous aux œuvres « distinguées » ( de la masse in-forme du divers ) par et pour la minorité dominante. Une instance mutualisante ( et réputée « objective ») est donc « convoquée » au mode de la marchandise spectaculaire comme pour toute marchandise : le marché. La configuration des rapports sociaux en est profondément bouleversée et une contradiction y émerge à la mesure de la tension croissante entre « l’arbitraire » et la domination qu’il impose dans l’ordre de la hiérarchie sociale ( de classes et de pouvoir), et « l’objectivité » qui se déploie dans l’ordre de la représentation symbolique des rapports sociaux (génériques comme intersubjectifs). En effet ces rapports symboliques sont marqués par la généralisation d’une médiation « objective » , opérée par diverses « oligarchies spontanées » qu’on pourrait décrire comme des « communautés d’opinion instituées », en charge de la nécessaire médiation ordonnant le divers.
Cette contradiction sera une première fois dépassée avec la mutation profonde induite par la Révolution française : le citoyen « est de retour », la représentation retrouve une fonction médiatrice éminente, mais non plus dans l’ordre symbolique et spectaculaire, à l’inverse elle prend la fonction initialement assumée par les citoyens eux-mêmes, aux temps anciens de la « démocratie directe ».
La représentation investit la sphère politique : c’est la première phase de l’inversion démocratique, coïncidant avec la fin des anciens régimes et l’avènement de la forme bourgeoise de la domination : le libéralisme. C’est la généralisation ( au mode politique) de la « représentation instituée » qui s’opère en reproduisant , dans la sphère de l’expression des opinions politiques , le mode « oligarchique » jusque là confiné dans la sphère « spectaculaire». 
Dans le même temps où se manifeste la substitution progressive du mode oligarchique à l’arbitraire absolu des empires et divers système dits d’ancien régime, on peut voir en quelque sorte un « progrès symétrique » permettre à la « démocratie directe » de réinvestir le spectacle .
C’est ce mouvement qui naturellement va promouvoir la médiocrité en une forme constituée « implicite » de « médiocrité sans médiation », où la médiation , autrement dit la fonction de « filtrage » dans le divers « esthétique » du monde des marchandises spectaculaires, sera opérée de manière « informelle » pour assumer la contrainte « démocratique », mais cependant déterminée , très puissamment, et essentiellement par les contingences de production et d’échange de ces marchandises. Ces contraintes ( de production et d’échange) sont d’autant plus aisément « masquées » qu’à l’époque de « la reproductibilité technique des œuvres » elles sont de moins en moins associées par « l’opinion » aux produits résultants sur lesquels elle porte ses « jugements ». Cet exercice d’application d’une liberté individuelle sans autonomie du sujet réputé « libre » ( notamment dans son « opinion ») est parfaitement analogue et complémentaire du constat de Marx décrivant les rapport de la liberté avec l’émancipation ( dans « la question juive » ):
« L'homme ne fut donc pas émancipé de la religion;
il reçut la liberté religieuse.
Il ne fut pas émancipé de la propriété;
il reçut la liberté de la propriété.
Il ne fut pas émancipé de l'égoïsme de l'industrie;
il reçut la liberté de l'industrie. »
Dans le fil de notre « enquête » (historia) on pourrait une nouvelle fois le paraphraser en complétant par :
Il ne fut pas émancipé de la distinction
( comme hiérarchisation du divers esthétique) ;
il reçut la liberté d’opinion.
Ce mouvement propre qui anime le « devenir » historique de la médiocrité est d’ailleurs assumé de manière de plus en plus explicite par l’ensemble des agents de l’appareil idéologique, jusques et y compris les « intellectuels organiques »  de la médiocratie intellectuelle ( post-moderne et/ou explicitement réactionnaire) .  C’est l’émergence de la « démocratie d’opinion » dont l’avènement est salué par tout le landernau médiocratique. Les mêmes qui par ailleurs fustigent concomitamment la « haine de la démocratie » comme stigmate honteux de tout contredit . Or il est assez facile d’apercevoir sous cette « démocratie d’opinion » , objectivée dans le scientisme de pacotille des « sondages » , « études de marché » (les seules « études » qui vaillent désormais)  et autres « indicateurs » de « gouvernance » éclairée , l’épanouissement « en actes » du projet démocratiste , assez bien figuré dans le nouveau modèle « citoyen » idéal de cette démocratie : le  « spectateur émancipé ».
Emancipé comment ?  et de quoi ?  C’est évidemment un point essentiel au dévoilement du secret de la médiocrité ; mais,  pour me cantonner provisoirement à la perspective historique,  je désignerai simplement cette  étape  , en rendant à Rancière la douteuse paternité de cette étrange conception, moderne et inversée, de l’émancipation ( actualisant en quelque sorte sur un mode post-moderne la maladroite onomastique de la « démocratie avancée » , popularisée jadis par le pittoresque Georges Marchais avec ses complices du comité central).
J’y reviendrai, en détails, dans la troisième partie.
Ainsi donc, après avoir passé quelques étapes (par égard pour la patience du lecteur j’ai abrégé vingt cinq siècles en quelques paragraphes) , nous sommes parvenus à l’état « actuel » du processus. C’est l’état où chacun désormais reconnaît plus ou moins confusément  la « société du spectacle » annoncée par Debord. Un état (et un Etat ) que l’approfondissement des contradictions que je viens de décrire, après avoir connu un dépassement (« libéral »), a porté de nouveau à un stade critique .
Ce stade critique est celui du processus achevé de « l’inversion » du mode de représentation de « l’opinion » dans la société revendiquant la démocratie comme mode d’organisation des rapports sociaux. En bref et pour revenir à notre point de départ ontologique, celui de l’être en devenir de « l’opinion »  :
La représentation transférée à la sphère politique n’y représente plus rien (de politique : pas plus « l’opinion » qu’autre chose). Elle y a pris un forme de re-présentation comme modalité sans objet ni substance .

  • La représentation symbolique spectaculaire (du divers des individus et de leurs rapports sociaux et individuels au monde) progressivement dépourvue de finalité (cultuelle et culturelle), est dépouillée en conséquence de toute hiérarchie de valeurs ordonnant le divers esthétique. Dans cette modalité symbolique la re-présentation évolue donc vers un état de substance sans forme (assez handicapant pour une représentation).
  • Autrement dit puisqu’il s’agit toujours d’histoire ici,  on retrouve, doublement, une vieille lune de la philosophie de l’histoire ( et de l’histoire de la philosophie) : la négation ( à son stade initial) dans les moments successifs de la contradiction, tel que décrite par un grand spécialiste : « La négation est déterminité simple. La négation de la négation est contradiction, elle nie la négation ; elle est ainsi affirmation , mais elle est de même négation en général.» ( Hegel, Leçons sur l'Histoire de la Philosophie)

Sur quelle « positivité » ce dépassement de la contradiction par négation de la négativité de « l’opinion » va-t-il bien pouvoir déboucher ?
En quel état allons nous retrouver la « médiocrité » au terme de ce renversement ?
De quelle domination la médiocrité va-t-elle permettre d’émanciper le spectateur ? et comment ?
Mes chers amis, en bon feuilletoniste estival, je conclue l’épisode sur ce suspens ;
et ce sera donc l’objet de la troisième partie de cette palpitante causerie.
Urbain
* La manière dont cette contradiction est dépassée par la promotion de la « liberté » comme première, et finalement compensatoire de l’égalité (elle-même repoussée au second plan) sera développée dans le dernier épisode.


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