village sous marin
de Jacques Rougerie
Je ne me souviens plus qui me l‘avait présenté, mais je m’étais lié d’amitié avec un personnage qui ne manquait ni de charme ni d’originalité. Architecte de renom, grand blond aux yeux bleus et rêveurs, il s’était rendu célèbre grâce à une spécialité qu’il avait su cultiver en suscitant un intérêt particulier surtout auprès des journalistes correspondantes japonaises de la chaîne NHK à Paris. On était à l’époque de l’Exposition Universelle d’Osaka et Jacques Rougerie y avait développé tout un système de maisons sous la mer, préfigurant le vieux rêve qui consistait à y imaginer une vie possible.
A grand renfort de vitres en métacrylate et d‘ossature en plastique, il avait construit, dans le cadre de cette exposition, tout un village sous-marin qui enflammait l’imagination des lecteurs de mangas sommeillant chez tout nippon qui se respecte. J’aimais fréquenter la grosse péniche dont il avait fait, à la fois, son atelier et sa maison dans Paris et qui se languissait sur la Seine, au pied de la place de la Concorde, face à l’Assemblée Nationale.
Son salon était séparé de son atelier par un immense aquarium à la surface convexe ou concave, selon le côté où l’on se trouvait. S’y prélassaient trois carpes dont la taille variait du simple au quadruple si on les regardait de l’est ou de l’ouest. Nous passions des soirées entières à rêver autour de ses passions tout en feuilletant les nombreux articles que Paris Match ou le Figaro Magazine lui avaient consacré, ou penchés sur les photos d‘un bateau au fond vitré qu‘il avait construit pour les six ans de Mélodie, la fille d’un ami à lui, bateau qui était amarré à Puerto Bañus près de Marbella .
Si aujourd’hui, je parle de lui, c’est que, d’une part, Libération du 16 juin , dans sa rubrique "story été" publie plusieurs de ses réalisations et projets et qu’hier dans les commentaires sous ma narration d’un voyage chez les Popoffs, je promettais à Mapple et à Uusulu de raconter l’histoire peu banale d’un chômeur non indemnisé qui se la pétait dans la soie.
A l’époque, je me partageais entre Matignon et la Mairie de la Rochelle et c‘est dans mon bureau de cette dernière que je reçus un jeudi un coup de fil de Jacques Rougerie, me demandant d‘accepter de recevoir un de ses amis qui souhaitait prendre conseil auprès de moi avant d‘envisager un important investissement. Rendez-vous fut pris pour le samedi matin.
L’accès à la Mairie de La Rochelle se fait par une petite place piétonne. C’est dire ma surprise quand je vis de ma fenêtre deux Rolls-Royce s’engager et se garer sur ce parvis au mépris de toutes les règles de stationnement.
La délégation était conduite par un personnage d’origine indéfinissable, oriental certainement mais très occidentalisé de façon manifeste. L’entretien fut bref, il souhaitait racheter un chantier naval réputé qui fabriquait des voiliers de plaisance vendus dans le monde entier et avait longtemps appartenu au baron Bich qui venait de faire savoir qu’il s’en désintéressait désormais compte tenu des trop nombreuses grèves et du climat délétère qui y régnait. Bref, il en retirait sa caution personnelle.
Mon interlocuteur, appelons le Raymond N, pensait pouvoir le racheter à bas prix et le relancer en y injectant les capitaux nécessaires aux campagnes promotionnelles à l’international. Selon ses conseils parisiens, un cabinet d’experts très connu, c’était là une bonne affaire. Mais s’en étant ouvert à Jacques Rougerie, ce dernier lui avait conseillé de m’en entretenir avant toute décision définitive.
Puisqu’il venait de la part d’un ami, je décidais de jouer franc jeu avec lui et lui expliquais que cette société survivait actuellement avec à sa tête une délégation de la CGT locale qui n’avait rien trouvé de mieux que de supprimer quasiment le service commercial ainsi que le service des méthodes qui avait été à l’origine du succès de ces bateaux presse-bouton recélant de nombreuses inventions. Bref, je lui conseillais d’être prudent et…de refaire faire une étude à la lumière des éléments que je lui fournissais.
L’enthousiasme complètement douché, ils repartirent sur Paris en cortège.
Trois semaines plus tard, Raymond N m’appelait à Matignon et me demandait de passer le voir dans son appartement face au Parc Monceau. A ma grande stupéfaction, Raymond N m’accueillit en me serrant dans ses bras et me disant que je pouvais me considérer comme son frère, son brother. Sur le coup, je pensais qu’il s’agissait là de la grandiloquence dont les orientaux sont souvent friands.
C’est donc assis sur la margelle reconstituée d’une fontaine intérieure du hall d’accueil de son appartement, qu’il m’expliqua qu’il me devait une fière chandelle, que le nouveau rapport rendu par ses conseils confirmait totalement mes propos et qu’il me remerciait, non pas pour lui avoir éviter de perdre de l’argent, mais poursuivit-il, parce qu’il intervenait dans ce projet d’investissement pour le compte d’un tiers de la famille royale saoudienne et que je lui avais surtout évité de perdre la face…..
La soirée se termina au restaurant coréen aujourd’hui disparu, le Séoul rue des Saussaies, il était accompagné de son épouse Kiméra qui est princesse coréenne et était à l’époque chanteuse d’opéra-rock, surtout connue par son maquillage psychédélique. ...
Un an et demi plus tard, alors que j’avais quitté La Rochelle et attendais d’être nommé à l’Inspection Générale de l’Administration au Ministère de l’Intérieur, où je travaillais déjà, à la Direction Générale des Collectivités Locales , la fameuse DGCL, les élections législatives de 1986 furent catastrophiques et le Cabinet de Pasqua, nouveau Ministre de l’Intérieur, me fit comprendre que j’allais faire des progrès au golf…et je fus mis, à ma demande, en disponibilité….
D’un coup d’un seul, j’étais devenu chômeur, comme un malheur n’arrive jamais seul, venant de l’Administration je n’avais droit à aucune indemnité.
C’est Jacques Rougerie qui me suggéra d’aller voir Raymond N pour lui dire que j’étais disponible. Ce que je fis.
« Vous arrivez bien, me dit-il, car j’ai besoin de quelque un qui pourrait m’obtenir des rendez-vous avec des sociétés ayant travaillé au Moyen Orient et dont une partie du paiement se ferait en nature, en pétrole, c‘est-ce qu‘on appelle du bartering. Ces sociétés de BTP n’ont que faire de ces produits et je suis disposé à leur racheter. Pensez-vous pouvoir m’organiser ces rendez-vous ? »
Ayant accepté de servir d’estafette, de tête chercheuse, je me mis en chasse, non pas pour connaître les sociétés dont Raymond N avait déjà une longue liste, mais pour repérer la personne idoine susceptible de négocier et les convaincre de vendre sur la base d‘accréditifs bancaires officiels.
C’est ainsi que chômeur non indemnisé, je me fis conduire par un des chauffeurs de Raymond N à la rencontre des grands intervenants de la construction et des travaux publics au Moyen Orient.
Pour ce faire je disposais d’une des trois Rolls de la maisonnée et d’Azédine comme chauffeur qui lors d’une visite chez Bouyggues, au Petit Clamart, ne trouva rien de mieux que d’aller satisfaire un besoin naturel dans le parc, en laissant la voiture garée devant les marches du perron alors que le stationnement y était interdit. Quand mon entretien terminé, je le rejoignis, il peinait à décoller un gros plastique représentant une interdiction de stationner collé sur le pare brise à l’aide d’une forte glue !
Les hôtels particuliers me devenaient habituels et je découvrais qu’autour du pétrole s’agitait un monde bien interlope. Chez Raymond N, tout le monde parlait anglais ou espagnol, lui-même parlait arabe, allemand et baragouinait le coréen en plus du français qu’il maîtrisait parfaitement puisqu’il était libano -saoudien. Malgré tout, grâce à quelques indiscrétions, j’arrivais à déchiffrer l’intérêt réel de ma mission.
En fait, à cette époque, nous sommes en été 1986, le prix du pétrole est au plus bas et tourne autour de 8/9 dollars le baril, la demande est faible et les énormes super tankers sont à vendre au prix de la ferraille.
Avec un groupe de financiers proches des milieux décideurs de l’OPEP dont je ne peux encore dire ni le nom ni la fonction, Raymond N racheta un grand nombre de ces énormes bateaux, les amena à Yambo en Arabie Saoudite sur la mer Rouge afin de pouvoir stocker pour un temps le pétrole racheté aux sociétés européennes (j’appris par la suite que j’avais des clones en Grande Bretagne et en Allemagne).
Ce pétrole, vendu au cours du jour par des sociétés qui avaient trop besoin de cash pour spéculer sur une éventuelle augmentation des cours, fut stocké par mon commanditaire jusqu’à la tenue d’une réunion de l’OPEP qui se tint courant septembre et vit le cours s’envoler vers les 17/18 dollars le baril !
L’affaire faite, les super tankers furent revendus, toujours au prix de la ferraille, ou peu après.
Je n’ai jamais pu calculer le gain total réalisé sur cette affaire, mais à mon avis, c’était un coup à plusieurs dizaine de millions de dollars. J’y gagnais de mon coté suffisamment pour attendre que Mauroy maire de Lille me propose la direction du Palais des Congrès et de la Musique de Lille et surtout, j‘en gardais le souvenir d‘avoir vécu comme dans un film.
Merci Messieurs Pasqua et Pandrau, sans vous, je n’aurais jamais imaginé ce qu’était, ce que les anglo-saxons appellent: « easy money » !
Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu