Magazine Journal intime

Donne nous ... (13) - Ne pas se prendre le bol (2/2)

Publié le 18 juillet 2009 par Audine
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Le beauf arrive, sec, bronzé, des petites lunettes, habillé en ville, entre 60 et 65 ans.

Toutes les trois, nous le suivons vers la maison des patrons. Il entre seul d’un coté et vient nous ouvrir la porte principale. L’entrée se fait sur une pièce salon immense, peinte en blanc immaculé, dans laquelle trône des canapés en cuir clair, devant une télé écran plat qui doit bien faire 2 mètres de long.

Le beauf nous fait entrer dans son bureau, pourvu d’armoire à portes coulissantes et montant jusqu’au plafond, et il va chercher une troisième chaise en cuir noir, qu’il place à coté des deux chaises qui pourrait sortir de la collection Starck, design, blanches, très lourdes.

Nous asseyons face au beauf qui allume son ordinateur et se plaint que nous venons jour de marché, qu’il doit s’occuper des commandes, aussi.

Nous lui demandons les contrats de travail.

Ca met des heures. D’une chemise, il extirpe des feuillets, les contrats sur une page, mais il se mélange, ah non celui là n’est plus là, celui là vous l’avez déjà. Au fur et à mesure qu’il trie les contrats, il pose ceux qui ne sont plus là sur une pile à coté de la chemise.

Je suis assise entre F et G.

F commence à lire les contrats, elle les feuillette, va pour mouiller son doigt, se ravise et me dit rien à la bouche, les produits phytos. Ce sont des contrats saisonniers, il y a une date de fin qui est dépassée. Les contrats mentionnent tous 35 heures de travail par semaine, la plupart ne sont pas signés par le patron.

F demande au beauf les relevés d’horaires.

Il dit qu’il n’y en a pas. Nous lui demandons les horaires. Il dit 6 heures à onze heures puis un peu l’après midi suivant la production. Cinq jours par semaine dit-il. Et si par hasard ils travaillent le weekend, c’est récupéré. Je demande le planning des récupérations. Il s’énerve un peu. Je compte 7 heures par jour, 5 jours par semaine et point barre me dit il. Je ne vais pas me prendre le bol.

Dans la conversation, F s’est débrouillée pour saisir la pile des contrats que le beauf a mis de coté. Je lui prends des mains, je partage avec G, nous notons pendant que F poursuit.

F précise que les roumains doivent avoir une autorisation de travail, le beauf dit ah oui, je ne savais pas puis il dit, ça met trop longtemps à avoir. F lui dit que c’est faux, elles sont délivrées très rapidement pour les saisonniers.

Nous demandons les bulletins de salaire.

Le beauf les sort un par un, il clique sur un dossier du bureau, puis sur un fichier, qui ouvre un autre dossier, puis il clic sur une ligne, il demande l’impression, il confirme l’impression, le bulletin sort pendant qu’il referme tout, puis recommence pour le suivant, ne sait plus où il en est, demande l’impression au cas où, pendant que F, patiente, classe le bulletin correspondant au contrat de travail.

G s’est plongée dans des notes et ne regarde plus personne, les sourcils froncés.

F fait remarquer que personne ne touche les paniers.

Le beauf dit qu’il ne savait pas, nous lui précisons qu’il y a une convention collective des exploitations agricoles de l’Hérault et qu’il faudrait la lire.

Nous lui demandons les avis de visites médicales du travail, il n’arrive pas à les trouver.

F lui parle de l’évaluation des risques, de l’emploi des produits chimiques et il commence à s’agacer. Tout le monde en a marre, il a mis des heures à sortir les documents.

Il se lance dans une diatribe habituelle, il travaille dur, très dur, alors qu’il est retraité, il est levé depuis 4 heures du matin, il fait ça pour rendre service, pendant qu’il est avec nous, jour de marché, il ne peut répondre aux commandes, on n’a qu’à faire notre rapport et voilà.

F en profite pour lui dire qu’avec toutes les responsabilités qu’il a, il a un vrai emploi, qui devrait être déclaré.

Ca sonne la conclusion du contrôle administratif.

Il nous dit qu’ils vont arrêter si ça coûte de se mettre en conformité, qu’avec le prix du melon ils ne s’en sortent pas. F lui dit qu’ils feront ce qu’ils jugeront bon de faire.

Le beauf essaie de savoir combien notre visite va lui coûter, on peut presque voir les rouages de la calculette, dans l’hémisphère de son cerveau.

Il dit qu’on n’a qu’à écrire et qu’il transmettra à qui de droit.

Nous nous levons en demandant à voir les masques et les combinaisons pour l’utilisation des produits phytosanitaires, les vestiaires et les douches obligatoires.

Il nous fait faire le tour du hangar, et derrière, il nous montre une douche dépourvue de tuyau, dans laquelle sont suspendus des vêtements sales, une lampe est placée dans le local qui n’est pas plus grand qu’une guérite de gendarme. Il nous dit que la lampe a été vérifiée, mais nous avons perdu notre patience et lui demandons s’il parle du scotch neuf des épissures.

F lui fait remarquer l’absence de tuyau de douche, et lui demande comment les ouvriers se lavent, il dit à quatre pattes, en nous faisant comprendre que c’est de l’humour.

Nous longeons le bâtiment, et les fils électriques qui emmènent à des WC, à l’entrée, un sac plastique contenant du linge humide, des tas de chaussettes de nouveau et des alignements de chaussures dont on n’arrive plus à distinguer ni la forme ni la couleur d’origine.

Nous repartons vers l’entrée du hangar, et sur le coté, une porte donne sur un débarras encombré par une espèce de décharge, nous laissons le beauf entrer seul. Il extirpe d’un récipient un objet caoutchouteux noir, et dit voilà un masque, puis une loque, et dit voilà une combinaison, il sort une loque d’une autre couleur et dit voilà une autre combinaison, et F fait demi tour, on va dire qu’ils sont rangés dans la poubelle.

En sortant, nous demandons à voir les vestiaires, le beauf dit ils sont là avec un geste de la main, je lui dis ah dans ça ? et il dit ça c’est péjoratif, je lui réponds que je ne sais pas comment appeler ce local.

Finalement ce qu’il appelle vestiaires sont deux armoires métalliques de 60 cm, de quoi mettre des baskets à condition qu’elles ne soient pas trop montantes.

Nous prenons congé.

En repartant, nous voyons des silhouettes dans les rangées de fraises.

F et G ont envie de faire pipi.

Alors, nous nous engageons dans le chemin de terre, puis après avoir satisfait ce besoin et après le demi-tour, nous descendons voir les ouvriers penchés sur les rangées.

G nous dit que ce sont les mêmes qui ce matin étaient aux melons.

Nous échangeons un peu avec le jeune français, qui nous dit que non non, ils ne travaillent pas le weekend parce que sinon, quand est ce qu’on se repose, et tant pis, les fraises on les laisse perdre.

Nous n’insistons pas, c’est celui qui loge chez le patron, et nous repartons au milieu des rangées vers la voiture, les laissant penchés sur le sol, à de temps en temps manger une poignée de fruits.

F propose qu’on aille manger dans un endroit sympa, et suggère le Zèbre Bleu.

J’avais entrepris le responsable de ce restaurant à une époque, pour y exposer, d’autant que justement, j’ai un tableau de zèbres bleus. J’avais déplacé plusieurs tableaux, ficelés aux sandows sur un roule valise, enveloppés de plastique bulle, il avait daigné se déplacer sur le parking, avait souri et dit c’est amusant, promis de rappeler pour fixer une date et ne l’avait jamais fait.

C’est un homme petit, râblé, bronzé, à cheveux blancs magnifiques et regard bleu magnétique.

Le restaurant est immense, avec une terrasse bien ombragée.

Nous nous installons, retirons nos chaussures, et commandons le menu.

Salade fraicheur aux crevettes, dos de colin avec purée maison et courgettes au coulis de tomate, gaufre framboise chantilly.

On se raconte la longue matinée. Je décris à G l’attitude de F dans la chambre au porte monnaie, la cuisine qui colle aux chaussures, et mon envie de prendre la souris des mains du beauf pour lui imprimer l’ensemble des bulletins de salaire avec shift clic gauche clic droit imprime. F pleure de rire. Les voisins nous regardent. G dit qu’elle n’a pas supporté l’histoire de la douche à quatre pattes. Je dis à F que j’ai cru que le beauf allait exploser lorsqu’elle lui a demandé le document faisant état de l’évaluation des risques.

Après on parle peinture, enfants, et gazon synthétique.

F explique que le gazon synthétique de bonne qualité coûte 70 euros le m², que celui à 10 euros ne dure qu’une saison, je lui demande s’il fane ou bien ?

En rentrant F fait un détour pour me montrer un chemin en vélo, qui fait passer par l’autre rive du Lez, celle que j’emprunte d’habitude étant fermée pour cause de consolidation des berges.

Au bureau nous rechaussons des sandales nu-pieds, nous nous faisons thé et café.

Nous récapitulons les constats d’un coté, la réglementation de l’autre.

Logement individuel, logement collectif, logement fixe, logement mobile.

Il faut de l’eau à température réglable, des analyses de potabilité, un entretien, ménage et blanchissage fournis par l’employeur, des locaux de douche séparés pour les femmes, des équipements pour les phytos, un paiement de la prime de panier, la déclaration du beauf, un relevé des heures de travail et des récups, des douches pour le hangar, des armoires vestiaires, des visites médicales, des autorisations de travail pour les roumains.

Après mise à plat, je dis à F qu’on a un problème juridique, pour relever un procès verbal : nous n’avons pas de constats de qui habite où, pour les bungalows.

Nous nous demandons aussi si les bungalows sont des logements fixes ou mobiles. F dit qu’il faudrait savoir comment ils reposent sur le sol.

Brusquement nous saturons.

Je propose à F de revoir ça lundi, en faisant des colonnes types de logements et réglementation, et au besoin, d’y aller rapidement lundi à 17 heures pour relever ce qui nous manque dans les constats et aussi avoir une idée de l’heure de fin de journée de travail.

Je dis au revoir, bonnes vacances, bon weekend et je sors de l’immeuble, lunettes de soleil, MP3, nez en l’air.

Trop de vent, je ne vais pas pouvoir explorer le nouvel itinéraire ni ce soir, ni probablement demain.


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