Après les trente siècles glorieux, le krach économico-social
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Beidha, au nord du site de Pétra (Jordanie), est un village néolithique, qui constitue avec Jéricho l’une des
premières communautés agricoles connues du Proche-Orient (occupé dès -9 000). Les habitations ont bien évoluées durant toute la période d’occupation. Au départ, il s’agit de huttes en bois. La
région était alors couverte de forêts de genévriers, de chênes et d’arbustes fruitiers (amandiers, pruniers...) où vivaient un gibier assez abondant (ibex, gazelles, ours, lièvres, chacals...).
Puis apparaissent des maisons en pierre, de formes rondes, semi-enterrées et groupées en alvéoles, avec un sous-sol comprenant un garde-manger et un atelier.
Le village commerçait avec d’autres communautés parfois fort éloignées, d’où l’accumulation sur le site de certaines marchandises destinées à l’exportation (silex, ocre rouge et jaune, hématite)
ou issues d’importations (obsidienne de Turquie, bitume de la Mer Morte, pierre-ponce et coquillages marins). Des traces d’extraction de sel à une heure de marche du site ont aussi été mises en
évidence. Barres de sel qu’ils échangeaient avec un certain nombre de tribus plus ou moins proches contre des outils de pierre, des armes, des parures de plume, bref, des moyens de production ou
de destruction, mais aussi des moyens de reproduction sociale (les parures rituelles). A l’intérieur de la tribu, le sel circulait sous forme de dons. A l’extérieur, il circulait comme une
marchandise faisant en même temps office de monnaie.
Depuis des temps préhistoriques, les humains ont compté leurs biens. Rapidement, un étalon s’impose dans chaque groupe humain : coquillage, minéraux précieux ou utiles comme le sel, petits
lingots de métal (fer, puis argent ou or), etc.
Alors que la monnaie représente déjà une certaine quantité de biens, qu’on ne pourrait pas manipuler aussi facilement, l’étape suivante est la mise en place d’une monnaie de second niveau, qui
elle-même représente une grande quantité de monnaie métallique laissée en dépôt en lieu sûr.
Puis c’est la catastrophe et tout cesse ; le site a été abandonné vers -6 500. Des tribus voisines
belliqueuses, en quête de meilleures conditions, détruisent l’agglomération.
Fini le rêve de la sédentarisation : des conflits guerriers éclatent pour la première fois car agriculteurs et éleveurs revendiquent les mêmes terres. C’est l’émergence des luttes territoriales
pour la pour la propriété : Caïn (étymologiquement « acquisition » ou « chose acquise », fils aîné d’Adam et Ève), premier meurtrier de l’Histoire tue par jalousie son frère cadet Abel (de
l’hébreu souffle, vapeur, existence précaire –, qui gardait le troupeau).
Les habitants de Beidha, menacés, trouvent refuge à Ba’ja (gorge étroite de 40 m de hauteur, d’où nécessité d’une échelle, à 1100 m d’altitude, sur un plateau). Les habitants y pratiquent une
industrie lucrative du bijou : des bracelets en grès, finement travaillés, sont très exportés (jusqu’à Jéricho à 200 km), ainsi que des aiguilles et boutons pour l’industrie du textile. Ces
produits ont une valeur d’échange qui contribue à définir les distinctions sociales (qui produit, qui peut se permettre d’acheter) même si il n’y a pas de différence dans les maisons. La
politique est gérée par des clans familiaux à droits égaux, avec un chef de tribu élu.
La logistique pour 600 personnes demande une organisation parfaite. Un barrage (250 m3) est construit pour gérer l’eau qui tombe en hiver et qui coule car les sols sont trop secs. Des réservoirs
étanches gardent l’eau : c’est le premier château d’eau.
Lors du passage crucial de l’étape précéramique au Néolithique Céramique, les constructions sont des huttes
circulaires ou ovoïdes en bois, une tradition qui avait disparu du Proche-Orient quelque 3 000 ans plus tôt. Il y a eu un afflux soudain de poinçons et d’alènes (pour le travail du cuir),
d’autres outils utilitaires en os, ainsi que l’apparition d’un nouveau type de figurines représentant un individu mâle assis sur une chaise à accoudoirs, ainsi que plus d’une centaine de symboles
phalliques. Après une période de troubles sociaux, pour certains établissements ou communautés éparpillées, des groupes dirigeants ont été capables de réinstaurer des formes d’autorité.
Lorsqu’apparaît la poterie en Mésopotamie du Nord, vers -7 000, après la disparition de Magzalia, la Djezireh est encore peu occupée. Les communautés agricoles ébauchent une faible inégalité
sociale, surtout marquée par l’évolution vers le plan quadrangulaire des maisons.
Avec la poterie, de ses formes et décors naît un nouvel art et, en même temps que les graines qu’elle préserve (en attendant de nouvelles semailles), cela est à l’origine de l’accumulation de
capitaux (les semences pour leur valeur d’efficacité après sélection sur des générations de plantes, la poterie en elle-même pour ses aspects utilitaires autant qu’artistiques).
En Anatolie centrale, les sites se multiplient à partir de -7 500. A proximité des sources d’obsidiennes, des
ateliers et des villages se construisent vers le -VIIè millénaire. Les groupes de cette culture adaptaient leurs activités principales aux conditions locales. Une attention particulière était
accordée tantôt à l’agriculture et à l’élevage, tantôt au tissage et au commerce, tandis que là où le sol recelait des matières précieuses des travaux des mines et d’artisanat faisaient leur
apparition. Les activités spécialisées ont permis un développement économique rapide, l’échange des biens, la polarisation de la société et l’enrichissement général de toutes les communautés de
cette culture.
Dans les régions productrices d’obsidienne, tout un complexe socio-économique impliquant des mécanismes de contrôle ainsi que des réseaux d’échange fut constitué en relation avec l’exploitation
de ce matériau très recherché et sa transformation en outils.
Dans la vaste zone du Proche-Orient qui inclut tout le Levant, l’Anatolie du Sud-Est ainsi que les régions du nord de la Mésopotamie et de la Syrie, le développement culturel qui a duré plusieurs
millénaires, a atteint son apogée au début du -VIIè millénaire. Il s’ensuivit un déclin profond qu’on appelle l’effondrement néolithique.
Au Levant, certains repassent de la sédentarisation complète à une vie pastorale semi-sédentaire. En Palestine, en effet, l’économie pastorale marque la période : les sites du PPNB sont
abandonnés définitivement et pour très longtemps, les installations sont temporaires.
Dans tout le Proche-Orient, la disparition de la culture précéramique entraîne que presque tous les sites connus ont perdu leur attrait et plus aucun bâtiment important n’est construit : le
mécanisme de contrôle social a disparu.
A cette époque, l’établissement de Çayönü décline et perdure sous la forme d’un petit village ou d’un hameau où l’on ne décèle plus aucun indice d’un groupe social dominant.
Asikli et Musular (son site rituel limitrophe), et les sites qui leur sont liés, sont abandonnés vers -7 400. Ayant accumulé un savoir-faire particulier (contrôle du mouton), la société
cappadocienne s’est tournée vers un mode de vie pastoral semi-nomade. La lente mutation des pratiques domestiques dans une ancienne société de chasseurs-collecteurs, conjuguée à d’éventuels
problèmes de représentation des chefs de famille dans le « conseil de village » au sein d’une population croissante, ont pu créer des conflits conduisant au choix du pastoralisme. La demande
toujours renforcée, par les classes montantes, d’objets de prestige, servant à afficher la différence sociale ne pouvant plus être satisfaite (krach à cause de la pénurie de matériau et/ou de la
surcharge de travail des artisans face à une demande qui explose, voire des razzias organisées par des groupes jaloux), le système pyramidal ne pouvait plus se maintenir en l’état !
On assista dès lors à l’arrêt des réseaux d’échange, à l’abandon des grosses agglomérations, à la mise en place d’un genre de vie plus mobile.
Au moment où disparaît Asikli, émerge à des centaines de kilomètres de là Çatal Höyük.
Çatal Höyük est un lieu insolite, situé dans la plaine de Konya en Anatolie centrale : il s’agit d’un grand tell de plus de 13 ha, recouvrant une agglomération néolithique, établie de -7 400 à -6
150. Cette ville d’environ 5 000 habitants (population énorme en des temps si reculés), associait prédation et production : l’élevage des chèvres et des moutons n’occupe qu’une place mineure. On
chasse beaucoup, en particulier l’aurochs. Peut-être commence-t-on à domestiquer le bœuf, que l’on consomme en grande quantité.
Çatal Höyük avait développé un artisanat varié et plus ou moins luxueux (travail de l’obsidienne, du bois, des coquillages – dentales importés de la côte –, poterie, couteaux à lame de silex de
grande qualité et manche en os sculpté, parures en pierre semi-précieuses, perles de cuivre et de plomb, pendentifs en ivoire de sanglier, fabrication de tapis).
Par rapport à Asikli, le recours impressionnant à l’imagerie symbolique (reliefs, bucranes surmodelés,
peintures murales, figurines humaines et animales) et l’absence de bâtiments exceptionnels dans un secteur à part, sont des différences majeures.
Ici, la conscience mythique s’exprime de manière maximaliste, ce qui correspond à un besoin spécifique de mobiliser les images afin de renforcer l’ordre social, toujours Egalitaire mais vivant de
fortes tensions à tendance hiérarchiques.
Çatal Höyük est d’autre part le seul exemple d’un village regroupant une communauté aussi importante dans la plaine de Konya, ce qui contraste avec la distribution dense des sites plus tôt en
Cappadoce. Enfin, alors que les gens d’Asikli ont développé une gestion intensive des troupeaux de moutons sauvages, l’économie plus dynamique de Çatal Höyük était très largement domestique. Les
maisons, à une seule pièce la plupart du temps, très semblables, sont fort simples. Les sols et les murs sont enduits soigneusement.
Cette grosse agglomération (qui n’a pas encore franchie le stade urbain, malgré sa taille) présente une structure mêlant intimement habitat ordinaire et habitations rituelles. Ces dernières,
chacune au centre de la trentaine de maisons d’une même famille étendue, incarnent l’unité sociale et le lien avec les ancêtres.
Le niveau V (-6 400) marque une rupture dans l’occupation : des espaces publics apparaissent et les bâtiments rituels sont plus accessibles. L’unité est désormais celle de la famille nucléaire,
incluse dans le réseau de parenté et le lignage génétique.
Le vocabulaire symbolique des bâtiments représente alors la superposition cosmologique d’un monde d’agriculteurs sur l’ordre du monde ancien des chasseurs-collecteurs.
Ce sont surtout les sanctuaires ainsi que certains lieux de réunion qui font état de l’extraordinaire complexité de la pensée d’une société considérée comme un métissage d’Eurafricains (Européens
ayant traversés le détroit de Gibraltar, avant de vivre au Maghreb puis de migrer, notamment vers l’Anatolie), de Méditerranéens et d’Alpins.
Quant aux rites funéraires, ils sont tout aussi complexes. Les morts, après avoir été exposés aux vautours,
étaient enterrés, enveloppés de cuir ou de tissus, sous des plateformes d’argile. Parfois, les squelettes étaient sans crâne, cependant que dans certains sanctuaires des crânes avaient été
soigneusement exposés. Dans le cadre d’un culte des ancêtres, les ossements avaient été fréquemment peints en rouge, vert ou bleu.
L’un des traits spectaculaire du PPNB est l’attention portée au crâne et au visage. On isole les crânes et on les modifie avant l’enterrement. Outre le fait de les séparer et de les inhumer à
part, on façonnait sur eux, par application et modelage d’une couche d’argile, les traits du visage. On a noté les prémices de ce « culte des crânes » au PPNA sur l’Euphrate, en Anatolie du
Sud-Est ou à Jéricho, voire à Mallaha dès le Natoufien. On en retrouvera trace à l’époque de Halaf, au -VIè millénaire.
Les habitants de la Palestine ont sans doute poussé le plus loin cette exaltation des crânes de certains personnages.
Les crânes sont souvent regroupés dans des fosses, sans ordre bien défini, accompagnés parfois de statuettes grossières. On vénère, ou simplement on conserve les têtes d’individus mémorables.
Souvenirs familiaux ?
A côté de ces crânes isolés, il existe de nombreux exemples de corps sans tête. Mais on connaît beaucoup de corps complets et la pratique qui consiste à détacher la tête du corps et lui faire
subir un traitement quel qu’il soit, ne concerne que certains individus. On ne s’intéresse qu’à quelques ancêtres proches, à l’intérieur de groupes assez réduits. C’est soit une affaire de
famille, soit une vénération globale et anonyme des ancêtres de la communauté.
Les populations du PPNB vénèrent des crânes d’ancêtres, portent ou utilisent des masques de pierre (à
l’occasion de quelles cérémonies familiales ou claniques ?), fabriquent des statuettes. Ont-elles aménagé de véritables sanctuaires pour s’y adonner à des activités cérémonielles ou religieuses
?
Une grande quantité de figurines n’indique pas seulement l’exceptionnelle imagination et talent artistique de leurs créateurs, mais aussi la naissance des mythes et la diffusion soudaine des
pratiques magiques et spirituelles.
La diversité thématique des figurines anthropomorphes et le développement de leur style depuis les formes naturalistes jusqu’aux formes abstraites en passant par les formes réalistes témoignent
sans équivoque que la magie primitive a été dépassé, autrement dit, que des idées spirituelles précises se sont formées.
Un sanctuaire, pas forcément construit, est un espace consacré à des activités qui ne sont pas du ressort de
la vie quotidienne ou matérielle. Le sacré est immatériel mais il peut faire intervenir des objets matériels qui n’ont pas d’autres fonctions.
Il ne faut pas oublier la présence, à côté de ces objets symboliques, de faucilles, de pointes de flèche, de restes de textiles et de vannerie, de cordes.
En Anatolie, associés aux maisons-greniers du -VIIIè millénaire, on remarque trois constructions particulières à pièce unique en longueur, à usage Collectif, qui ont vécu longtemps. Dans le
bâtiment « aux crânes », la grande pièce est flanquée de petites cellules dans lesquelles plus de quatre cents personnes ont été inhumées, squelettes entiers ou crânes et os longs isolés. Est-ce
un sanctuaire ou le lieu d’une sorte de conseil villageois, en liaison avec un culte des ancêtres ?
Certaines figures d’Anatolie du Sud-Est, des cervidés, des bovidés, des bucranes en grand nombre ou des femmes à longue chevelure ou tête étirée, évoquent un monde assez lointain. Elles ne sont
pas sans rapport avec des représentations de Çatal Hüyük, voire avec des images peintes sur les vases des cultures mésopotamiennes de Samarra et Halaf (les orbites du crâne d’une femme ont été
garnies de coquilles, ce qui n’est pas sans évoquer les crânes plâtrés de Jéricho et de Palestine du PPNB : les rites de Çatal Höyük en dérivent en droite ligne). Il existe également un
rapprochement avec les stèles de Göbekli Tepe, qui sont ornées de reliefs représentant des bovidés, des oiseaux, des bucranes et des serpents.
Pour autant, l’affirmation d’une piété individuelle envers un dieu identifié ne peut être supposée qu’à partir de la fin du -IIè millénaire.
Entre -8 000 et -7 000, on est conduit à s’interroger sur l’univers mental des populations du PPNB. Les grands groupes de parenté, véritables lignages, semblent jouer un rôle de premier plan.
L’architecture traduit ces nouvelles structures sociales. La distinction du profane et du spirituel n’a aucun sens à cette époque. Le répertoire iconographique renvoie à la sphère du mythe, voire
du simple chamanisme. Au sein des sociétés profondément Egalitaire que sont celles du Néolithique commençant (mais pas toutes), le monde du symbole est très présent et traduit la force nouvelle
des structures Collectives d’un village.
Les villageois chassent encore beaucoup et les fondements de leur organisation sociale ne devaient pas être
éloignés du mode de vie des chasseurs-collecteurs paléolithiques : sur certaines fresques sont peintes des scènes de chasse aux bovidés et aux cervidés héritées de la Préhistoire, tout comme le
sont les empreintes successives de mains.
Mais si la chasse est une activité toujours masculine, la collecte n’est plus l’occupation principale des femmes.
La Grande Mère, seule ou avec son taureau (son égal ou son parèdre complémentaire), intégrée à tout un ensemble de mythe, participe directement ou indirectement à un grand mythe de la création.
Pour en rendre compte, toute une série de cultes liés à la fécondité a été établie.
En effet, le rôle alloué désormais à la femme est d’accoucher de fils mâles, destinés à être échangés contre les mâles d’autres clans à la génération suivante pour créer des alliances. La femme,
bras ouverts et jambes écartées, donne naissance, le taureau renvoie à la chasse ou à l’élevage. Pour autant, la femme engendre souvent des taureaux ou des têtes de taureaux : la fécondité
féminine (Grande Mère) engendre des fils mâles (taureau). Ce n’est pas la fécondité qui est importante, c’est la filiation.
Les pilastres ornés qui encadrent les reliefs n’ont qu’un sens symbolique, pas architectural. Chaque pilastre
représente un lignage. L’insertion d’une femme entre deux pilastres souligne l’alliance entre deux lignages, car une telle société ne peut se reproduire et se développer que par l’exogamie
(recherche de partenaires en-dehors du groupe) et donc l’alliance. La femme représente donc la parenté, par la filiation et l’alliance des lignages, c’est-à-dire les deux principes qui permettent
à toute société de se reproduire.
Les reliefs expriment un discours relatif aux règles qui fondent l’ordre social. Quant au grand taureau environné de petits personnages, il est l’image de la société environnée d’ennemis.
On trouve également de grands vautours aux ailes déployées poursuivant des humains sans tête, tandis qu’ailleurs des seins en relief contiennent les squelettes de ces mêmes rapaces. Enfin,
toujours sculptés, face à face, deux léopards (ou autres félins ailleurs, tels que des lions) s’associent à la Grande Mère en tant que « Maîtresse des Animaux ».
Ces peintures ne sont maléfiques qu’en apparence. Elles annoncent en réalité la survie de la société et la
perpétuation du système.
Les représentations géométriques (losanges, triangles, points, zigzags, croix), loin d’être purement décoratives, renvoient au même système symbolique. Tout n’évoque que le principe générateur
conçu comme féminin et son produit, présenté comme masculin. Cette iconographie permet de rappeler les valeurs qui fondent l’ordre social.
Les éléments décoratifs, figuratifs ou non, qu’ils soient en relief ou peints, se rangent en deux catégories
qui ont trait respectivement à un principe (représenté par une parturiente – femme en train d’accoucher – sous son aspect positif et créateur, par un fauve sous son aspect négatif et
destructeur), et à son produit, conçu comme masculin et représenté par un taureau (ou un bucrane : dans les mythologies orientales il supporte de ses cornes la voûte céleste).
En fonction de quelques règles de composition simples, ces éléments se combinent pour former un discours parfaitement cohérent qui se développe selon deux axes : celui de l’alliance, horizontal
et relatif à l’espace, et celui de la parenté et de la filiation, lié au temps, et par là au cycle de la vie et de la mort. De façon à la fois synthétique et abstraite, cet ensemble
iconographique permet à ses auteurs de rappeler avec entêtement leurs valeurs fondamentales. Il n’est question que du processus de régénération sociale à travers l’alliance, c’est-à-dire des
règles qui fondent l’ordre social et auxquelles chacun doit se conformer pour que tous survivent. En réalité, il s’agit de présenter la règle exogamique (recherche d’un partenaire masculin dans
une autre communauté) comme aussi naturelle que l’union d’un homme et d’une femme pour la procréation, ou que la vie et la mort.
Dans la continuité du « culte des ancêtres » apparu au Levant au PPNA avec la manipulation des crânes et
développé avec les crânes surmodelés du PPNB, les crânes isolés et les squelettes sans crânes enfouis sous les banquettes de Çatal Höyük témoignent de la vénération des ancêtres.
Ils soulignent que le lignage et la référence aux ancêtres jouent un rôle important. On ne parle pas de relations au « divin », mais d’organisation sociale.
Ce qui est nouveau, et dès le début du Néolithique, c’est la figuration de notions abstraites par le relief et la peinture, mais le Paléolithique final franco-cantabrique en avait sans doute déjà
montré la voie. Sur ce plan, le Néolithique n’est que le prolongement et le fruit des millénaires qui l’ont précédés. Le poids de la tradition n’a pas cédé immédiatement devant les
bouleversements du Néolithique. Les forces de désintégration y sont probablement fortes. Ce village, menacé d’éclatement par sa taille même, ne peut que souligner à profusion, sur ses murs, les
règles archaïques de fonctionnement qui sont les siennes.
Pour faire une société, ni la parenté ni les liens de production et d’échange de biens ne sont suffisants. Il
faut surtout que des croyances religieuses et des rituels qui les mettent en actes viennent légitimer sa souveraineté et assurer sa reproduction.
Partout dans le monde, les humains vivent au sein d’ensembles sociaux qui leur confèrent une identité globale. Ces entités sociales globales exercent une certaine souveraineté sur un territoire.
Quels sont les rapports sociaux (religieux, politiques, économiques) ayant la capacité d’unir en un tout qui les englobe et de conférer une identité globale à un ensemble d’individus qui, de ce
fait, forment une société ? On ne trouvait à Çatal Hüyük ni castes, ni classes sociales, mais seulement des clans et des lignages qui partageaient le territoire de la tribu.
Quel fut le rôle de la parenté dans la formation et la reproduction des liens unissant cette nouvelle tribu ? Le principe de descendance est patrilinéaire (héritage du statut social par le père),
mais clairement matrilocal (la mère reste dans la communauté, le père vient d’un autre clan, complètement extérieur). Tous ceux, hommes et femmes, qui descendent par les femmes d’un même ancêtre
fondateur appartiennent à un même clan et selon la position de leurs ancêtres, aînées ou cadettes, ils forment des lignages différents. Ceux-ci comprennent plusieurs familles. Ni les familles, ni
les lignages, ni les clans ne s’autoreproduisent : les mariages se font avec d’autres familles, appartenant à d’autres clans. Ce principe est complété par un autre dont l’application pourrait a
priori sembler être capable de lier tous les clans entre eux. C’est l’interdiction pour deux frères de se marier dans le même clan, ainsi que d’épouser une femme du lignage du clan dont est issue
leur mère, bref de reproduire l’alliance qu’avait faite leur père. Du fait de ces principes, chaque lignage est poussé à multiplier et diversifier ses alliances. Celles-ci sont la raison d’être
de multiples échanges réciproques de biens et de services entre les lignages alliés, échanges qui se poursuivent pendant plusieurs générations.
Familles, lignages et clans possèdent en commun des fractions de territoire où ils cultivent des jardins et chassent. Chaque lignage produit la plus grande partie des ressources nécessaires à son
existence sociale, par ses propres forces et avec l’aide de ses alliés.
Chaque lignage Coopérait avec quelques autres. Les activités économiques créaient donc une dépendance limitée entre ces lignages associés, mais celle-ci ne pouvait jamais s’étendre à la société
tout entière et de plus cette dépendance existait aussi vers l’extérieur.
Dans cette agglomération, très métissée ethniquement, il est important de saisir la différence entre une «
communauté » et une « société ». Un exemple permet de montrer clairement ce qui les distingue. C’est celui de la différence qui existe entre les Juifs de la diaspora et les Juifs qui vivent en
Israël. Les Juifs qui vivent à l’étranger forment des communautés au sein de ces différentes sociétés et de ces états. Ces communautés juives ne constituent pas des « sociétés ». Elles coexistent
avec d’autres communautés, au sein de sociétés différentes qui, à chaque fois, les englobent toutes et les soumettent au respect de leurs lois et de leur constitution, leur attribuant ou leur
refusant les mêmes droits et les mêmes devoirs qu’aux membres de la société qui représentent le groupe dominant au sein de l’état. En revanche, les Juifs de la diaspora qui ont quitté ces pays
pour aller vivre en Israël ont fait naître au Proche-Orient une société nouvelle possédant un état et un territoire.
Régulièrement, tous les lignages et tous les villages se mobilisaient pendant plusieurs mois pour produire tout ce qui était matériellement nécessaire à l’initiation des jeunes (garçons :
fabriquer des guerriers et des chamanes, capables de défendre la société contre les forces qui la menacent, tribus voisines ou puissances spirituelles hostiles ; filles : en faire des femmes
dures au travail et des mères fécondes) et recevoir dignement les centaines de visiteurs des tribus voisines, amies ou ennemies. Ces initiations gouvernaient des rapports sociaux qu’en Occident,
aujourd’hui, on appelle politico-religieux. Ils légitimaient la place dominante des hommes (mais une position fondamentale de la femme, donneuse de vie) et le monopole qu’ils exerçaient sur le
commerce avec les dieux et les esprits de la nature. Leur symbole est la grande maison où se tiennent les rites, à l’abri du regard des femmes. Le sanctuaire est appelé le « corps » de la tribu
dont chaque poteau représente un jeune initié. Les maîtres des cérémonies détiennent les objets sacrés et les formules reçues de l’esprit supérieur par leur ancêtre mythique, et qui permettent
d’initier les jeunes. Leur savoir est si précieux que s’ils mourraient sans avoir transmis ce savoir, la tribu serait condamnée à disparaître. L’unité de la société repose donc sur le partage
d’un ensemble de représentations spirituelles et sur l’organisation du pouvoir qui en découle. Comme dans la plupart des sociétés, c’est un noyau de « représentations imaginaires » qui soutient
les rapports politiques garantissant son unité. Et ces représentations imaginaires, produits de la pensée, sont transformées en réalités visibles, concrètes et donc socialement efficaces par les
pratiques symboliques qui témoignent à la fois de leur existence et de leur vérité, c’est-à-dire par les rites des initiations masculines et féminines auxquelles tous et toutes participent mais
aussi par les initiations périodiques des chamanes qui ne concernent qu’un petit nombre d’individus, hommes et femmes.
Ni une communauté, ni une ethnie ne sont donc des sociétés, au sens où leur manque le fait d’exercer une
véritable souveraineté politique. Si les religions reposent sur des croyances, ces croyances à elles seules ne suffisent pas à fonder une société. A l’intérieur du politico-religieux, ce ne sont
pas les rapports entre les humains et les dieux qui ont en tant que tels la capacité d’imposer un ordre politique. Un territoire doit être conquis par la force des armes ou hérité d’ancêtres. Ses
frontières doivent être connues sinon reconnues des sociétés voisines qui occupent et exploitent des espaces proches. Dans tous les cas un territoire doit être défendu par la force : force des
armes, mais aussi celle des puissances invisibles que les rites qui préparent une guerre ou l’accompagnent sollicitent pour affaiblir les ennemis et soutenir les guerriers. C’est donc seulement
quand certains éléments d’une religion sont mobilisés, utilisés pour établir et maintenir la souveraineté d’un ensemble de groupes sur un territoire et ses ressources que se trouve vérifiée
l’hypothèse que les rapports politico-religieux ont capacité de fabriquer une société.
Cette société par ailleurs très Egalitaire ne pouvait se protéger et durer qu’en donnant naissance à un système social hiérarchisé. Il faudra attendre la fin du -Vè millénaire. Alors s’ébauchera
une évolution qui conduira rapidement à l’émergence des premières villes et des premières dynasties de chefs. A l’époque de Çatal Höyük, nous n’en sommes pas là, loin s’en faut !
La bourgade, devenue un grand marché (non seulement grâce à la valeur de ses propres produits, mais aussi
grâce aux matières premières rares et aux objets importés), devint en même temps un grand centre spirituel et artistique, qui exerça une influence capitale sur les populations – multiples et
variées – environnantes.
Les pesanteurs sont telles que ce répertoire iconographique symbolique a perduré à travers l’art oriental. La culture de Halaf, au -VIè millénaire, couvrira ses vases de silhouettes féminines et
de bucranes. La céramique peinte des -Vè et -IVè millénaires a puisé dans ce répertoire jusqu’au début du -IIIè millénaire. La Mésopotamie historique est encore imprégnée du répertoire
néolithique, qui plonge lui-même ses racines dans la tradition paléolithique.
A l’époque de l’apparition de la céramique (vers -7 000 : elle permet la conservation des aliments et
boissons, ainsi que la cuisson lente des bouillies de céréales – permettant une meilleure digestion et assimilation des nutriments par l’organisme), une expansion démographique lente, mais
continue, couvrit l’Orient de villages : on trouve alors en Anatolie, dans le nord de la Mésopotamie, en Syrie, en Iran, ou sur les piedmonts du Baluchistan (région d’Asie, partagée entre, à
l’Ouest, l’Iran, au Nord, l’Afghanistan, et à l’Est, la province pakistanaise du Baluchistan), de nombreuses petites communautés basées sur l’agriculture céréalière et l’élevage.
Certaines régions en resteront là pour longtemps.
Au départ, vers -7 000, l’ensemble des zones cultivables est habité par des villages sédentaires et des éleveurs semi-nomades menant, en gros, le même genre de vie. Champs et troupeaux sont alors
à la base de la subsistance. Les villages sont à peu près de même dimension et à l’intérieur d’un village, les maisons sont semblables. Le travail de chacun est similaire, la répartition des
biens paraît fort Egale, les tombes renferment un matériel souvent identique. Les échanges avec l’extérieur sont faibles et ne sont pas indispensables : ces villages se suffisent à eux-mêmes
!
Une production agricole modeste assure l’existence, il n’est pas besoin de forcer les rendements. De toute façon, l’absence de moyens de transport adéquats interdirait l’exportation de surplus
(qui ne sont déjà pas nombreux et que l’on préfère garder au cas où il y aurait une mauvaise récolte à venir !).
L’agriculture céréalière traditionnelle connaît des périodes d’activité intense suivies de moments forts calmes qui laissent latitude à des occupations complémentaires, comme la
fabrication/réparation de l’outillage ou des vases en terre cuite. Les outils nécessaires sont fabriqués facilement, la plupart du temps à partir de matières premières disponibles sur place.
La terre est abondante (pour une population très peu nombreuse) et tous y ont accès. Personne n’a de prise sur les moyens de production que sont la terre et l’eau.
Le nouveau mode de production conduit à la mise en place d’une structure adaptée, une Communauté Domestique Agricole. Ce genre de formations se caractérise entre autres par des communautés que
l’on dit lignagères, et qui sont organisées à partir du concept d’aînesse, la parenté définissant à la fois le groupe et sa structuration. Les greniers étaient évidemment communautaires et, parce
que la communauté avait un représentant, celui-ci jouait un rôle dans le contrôle du grain. Indépendamment du fait que l’aîné a plutôt une autorité morale qu’un réel pouvoir, il ne gère en fait
les greniers que parce qu’il est l’aîné. Il n’a aucune raison de profiter de la situation et en serait-il même tenté, il risquerait fort de se faire remplacer. Il se sert de la gestion des
greniers pour asseoir son autorité morale, mais cette gestion, parce qu’elle est lourde, fait rapidement place à la gestion des femmes. On ne maîtrise donc que les moyens de reproduction : les
personnages importants n’exercent leur contrôle que sur la circulation et l’échange des femmes (ou des hommes, tout dépend si la filiation est patrilocale – les hommes restent sur place – ou
matrilocale, les Mésopotamiens étant plutôt patri et les Anatoliens matri). La plupart du temps, lorsque les communautés s’accroissent, elles se fragmentent et certains groupes vont s’établir
ailleurs dans un monde sous-peuplé. Aussi peut-on parler, du -VIè au
-IVè millénaire, de l’apogée des cultures villageoises, qui a permis un important essor démographique.
En Anatolie comme au Levant, les villages fabriquent désormais de la céramique.
Vers -6 000, au début du Chalcolithique ancien, l’apparition de vrais villages de fermiers utilisant à plein l’ensemble des espèces domestiquées témoigne d’une certaine convergence entre la
plaine de Konya et la Cappadoce. Les conditions ont changé (entre -11 000 et
-6 000, la population humaine est passée de 5 à 50 millions d’individus) et les populations de Cappadoce sont retournées à de petits établissements au bord de sources sur des plateaux plus ou
moins exposés.
Cette apparition généralisée de petits sites fermiers marque la re-sédentarisation d’au moins une partie des pasteurs semi-nomades qui ont adapté une fois de plus leur organisation territoriale
et leur structure sociale.
Dans le bassin de Konya-Eregli, le remaniement des sites suit la transformation réussie de Çatal Höyük – le site se transporte à proximité immédiate, à Çatal Höyük ouest – en une société
agropastorale. Les assemblages céramiques des premiers sites fermiers reproduisent en effet les traditions potières connues à Çatal Höyük est, et témoignent à la fois des migrations néolithiques
et d’une acculturation de populations mésolithiques. Une grosse ferme anatolienne est protégée par un mur d’enceinte de deux mètres d’épaisseurs en briques crues. A l’intérieur, deux maisons
pourvues d’un étage constituent une petite unité agricole, une annexe abrite un atelier de fabrication de céramique. Les heurts entre la population nouvellement venue, celle des bergers des
steppes, et les autochtones agriculteurs, se manifestent par le système des agglomérations fortifiées.
A contrario, l’abandon de la plupart des sites, qui marque l’avènement du Chalcolithique moyen vers -5 500, est à nouveau lié au passage à une économie pastorale. Des immigrants, venant des
steppes et à caractère surtout nomade, repoussent de nombreuses cultures et en élargissent leur nouvel espace vital.
Ils imposent leur mode de vie et leurs activités propres : l’élevage et le travail des métaux. Le développement de ces nouvelles valeurs va évincer progressivement les valeurs existantes (le
foyer, le lopin de terre et le sol des ancêtres) et fera apparaître des rapports économiques et sociaux ainsi que des conceptions spirituelles désormais inconciliables avec la manière de vivre
des agriculteurs. L’arrivée de nouvelles populations et technologies a provoqué la désintégration du vaste complexe culturel et l’apparition de nouvelles entités, pour aboutir au morcellement en
un nombre plus important de petits groupes locaux. Les agglomérations des phases plus récentes sont plus petites, le nombre d’objets importés augmente et les modèles des cultures voisines sont de
plus en plus imités. Pendant un certain temps l’usage du cuivre ainsi que les influences étrangères avaient exercé une action positive sur la création artistique et la spiritualité : le mélange
de cultures diverses, aux connaissances pratiques, aux créations spirituelles et aux styles différents a fait naître des cultures nouvelles.
A présent, l’usage de plus en plus fréquent des métaux, cuivre et or, provoque une crise. Cette culture perd progressivement de son importance et s’éteint lentement.
Au sein des petites communautés de la Djezireh, le nombre de site augmente, ce qui correspond à un
accroissement démographique, alors que se développent également, du -VIIè au -Vè millénaire, des sociétés de plus en plus complexes. Peu à peu, le Levant et l’Anatolie, cœurs de l’innovation à
l’époque du PPNB ancien et moyen, perdent leur rôle moteur et des régions de plus en plus vastes sont gagnées par la néolithisation.
Les communautés gagneront le centre et le sud de la Mésopotamie, qui va devenir le creuset d’une évolution qui ira en s’accélérant. Cette évolution conduira en seulement quelques centaines
d’années, à l’émergence des sociétés urbaines.
Tribus nomades pastorales, premières communautés villageoises prêtes à évoluer vers des systèmes sociaux plus complexes, les structures fondamentales de l’Orient ancien sont en place vers la fin
-VIIè millénaire, vers -6 000.