Je crois que nous sommes nombreux à avoir, enfoui quelque part en nos souvenirs ou toujours présent à notre nostalgie, un maître d’école que nous n’oublierons jamais. Le mien s’appelait monsieur Taillandier et il était, bien sûr, extraordinaire.
Il n’est resté à Saint-Martin de Ré qu’une seule année, celle de mon CE2. Je ne me souviens plus trop de son physique, je crois qu’il était brun et de taille moyenne, mais l’important n’était pas tant là que dans la véritable révolution qu’il a déclenchée à l’école.
D’abord, il arrivait d’Afrique. Pour nous le prouver, il avait apporté en classe un oeuf d’autruche que nous contemplions souvent avec une sorte de vénération et une crainte avouée qu’il ne se casse, même sous le simple poids de nos regards. Il nous parlait sans cesse de sa guenon, qu’il gardait à la maison et dont il montrait, parfois, des photos. Il nous avait promis de venir avec elle aux beaux jours, mais elle est morte avant qu’il ne puisse tenir parole. Nous en avions tous été fort tristes.
Ensuite, ses méthodes pédagogiques étaient en complète rupture avec tout ce que nous avions vécu jusque là. Les problèmes d’arithmétique, la grammaire française, la dictée ne nous pesaient plus car, tous les après-midi, nous avions droit à des activités enthousiasmantes. Il y avait par exemple les monographies. On scotchait bout-à-bout des dossiers cartonnés en couleurs, de façon à former un grand dépliant, sur lequel nous apposions des textes de notre fabrication, des dessins et des images. Ensuite, nous devions présenter notre travail devant toute la classe. Les thèmes rejoignaient, bien sûr, le programme d’histoire, de géographie, de sciences naturelles etc. Je crois me souvenir en avait fait une sur le tigre… ses lieux de vie, sa morphologie etc.
Il avait également décidé de nous faire planter des radis sur la plate-bande devant la classe. Il lui avait fallu retourner la terre, dure comme pierre, avec des outils empruntés à la municipalité. Mais lorsque nous avons vu poindre les petites pousses, c’était fascinant. Une bonne façon de nous expliquer le développement des plantes à partir de la graine. Une fois arrivés à maturité, nous avons mangé les radis. Je me souviens qu’ils étaient particulièrement forts, mais je n’aurais cédé ma part pour rien au monde.
Nous avions aussi fait un “jeu de piste” dans les remparts, qu’à l’époque je ne connaissais pas très bien. Monsieur Taillandier avait tout organisé, caché des messages au détour des buissons, posé des devinettes et inventé des épreuves. Nous étions, si je me souviens bien, deux équipes. Mais le plus formidable était qu’il avait un talkie-walkie. Le vénérable appareil, énorme et noir, crachouillait, sifflait et on n’entendait pas grand chose, mais c’était tout de même inouï. Je m’estimais extrêmement chanceuse car j’avais été mise dans l’équipe qu’il dirigeait. J’avais l’étrange impression de vivre un moment inoubliable et, effectivement, je n’ai jamais oublié.
Nous sommes également partis en autocar visiter la gare de La Rochelle. Au pied des locomotives, nous avons appris ce qu’était le diesel, comment étaient posés les rails et, surtout, l’utilité des “du Guesclin”, les gros haumes métalliques qui protégeaient les téléphones du réseau interne à la gare. Je suppose que ce genre de matériel n’existe plus, mais j’ai longtemps été très fière de cette connaissance spécifique, acquise grâce à monsieur Taillandier.
Je devais avoir 7 ou 8 ans, je n’allais qu’une fois par an “sur le continent” pour acheter les vêtements de la rentrée des classes. L’arrivée de monsieur Taillandier dans l’école m’avait un peu inquiétée, car je n’imaginais pas comment on pouvait s’entendre avec un homme à la place de “la maîtresse” dont j’avais tant l’habitude. J’ai découvert un monde nouveau, un monde d’ouverture et de passion. J’étais une excellente élève, toujours première ou presque, extrêmement concentrée sur mes devoirs et mon travail que je prenais très au sérieux : j’ai appris qu’on pouvait aussi s’amuser à l’école. Brusquement, nous écrivions au stylo à bille noir et non plus uniquement avec de l’encre violette et une plume sergent-major. Cela pourrait sembler un détail insignifiant, mais je le vois aujourd’hui comme le symbole d’une libération que nous avons tous vécue sans toujours nous en rendre compte.
Monsieur Taillandier, vous êtes certainement quelque part en France ou, pourquoi pas, en Afrique. Soyez remercié.