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Un homme affable VII.3

Publié le 21 juillet 2009 par Sophielucide

De Charles, Castel, Bipbip ou PatGaret, Clotilde ignorait tout : leurs situations familiales, leurs professions, le lieu où ils vivaient et même le visage. Seul Charles avait montré le sien, peu avant leur rencontre.  Elle en avait été surprise d’ailleurs, car il n’était pas dans leurs conventions tacites de s’exhiber ou faire mention de quelque renseignement tangible quant à la vie qu’ils menaient. C’était cela, et rien que cela qui rendait leurs échanges si riches, toujours selon Clotilde.  Ne s’attacher qu’aux sentiments bruts, les décrire, les raconter,  les décliner jusqu’à faire naître une émotion dont la démesure ne cessait de l’enchanter. C’est comme ça qu’elle avait concentré ses anciennes addictions dans cette nouvelle passion qu’elle croyait innocente, sans danger, protégée.

Jusqu’ici, la jeune femme n’avait aimé aucun homme, même si sa connaissance en amour semblait sans limites. Dès le début, elle s’ était déchargée d’un poids trop lourd dont elle sentait qu’il fallait à tout prix qu’elle se déleste. Après, elle avait pris et s’était donnée sans paroles, au hasard de ses rencontres nocturnes.  C’était ça l’amour, un échange de sucs, d’odeurs, une étrange mécanique qui menait au plaisir qui s’abat sur un corps comme une chape de plomb. Elle ne s’en plaignait pas, acceptait ce vertige furtif avec reconnaissance même mais devinait qu’il devait exister autre chose, de plus fort encore, qu’on doit pouvoir faire durer pour peu qu’un sentiment quelconque vienne s’y greffer.

En quittant la clinique, elle n’avait su se défaire de ses habitudes parce qu’à son grand étonnement, chacun de ses correspondants lui manquait chaque fois qu’elle tentait de s’en éloigner. C’est là qu’elle avait compris que l’amour est un leurre qui ne repose que sur du vide à remplir inexorablement. Elle ne se sentait pas amoureuse comme on l’entend mais l’étendue et la diversité des sentiments qu’elle voyait naître et perdurer ne disaient que cela : aimer c’est inventer. S’inventer soi-même en découvrant l’autre.

Castel avait commencé par corriger les clichés dont elle abusait parfois. En lui faisant confiance, en l’assurant de la facilité qu’elle avait à créer des images poétiques, il avait voulu en faire une élève, qui se montra appliquée, qui répondait en temps et en heure aux exercices qu’il lui imposait et qu’elle prenait comme un jeu. Il savait la flatter quand il sentait le doute s’emparer de la jeune femme qui se montrait souvent impatiente et se décourageait facilement. Lui, écrivait de main de maître des sonnets le plus souvent morbides qui ne laissent  pas la moindre chance au concept inventé de bonheur ; il ne cherchait que la beauté, c’était sa seule maîtresse.

Bipbip s’était très vite montré un compagnon de jeu idéal. Comme elle, il était instinctif, s’amusait avec les mots qu’il détournait à sa guise pour en faire naître un nouveau qui s’imposait de lui-même. Le garçon écrivait d’un jet, puissant, d’une plume  mordante, pleine d’humour et rien ne plaisait plus à Clotilde de voir se créer un texte en temps réel, de participer, d’anticiper, voire de choquer les lecteurs qui saluaient avec un respect parfois hypocrite leur verve conjuguée.

PatGaret écrivait peu et ne cachait pas son mépris pour le verbe et ceux qui s’y adonnent sans retenue. L’univers  qu’il donnait à voir ne laissait pas de place au plus petit espoir mais l’absurdité décrite paraissait si légère, qu’elle en devenait aussitôt attirante. Elle le plaçait à part, un peu au-dessus du lot, comme s’il détenait le mystère qu’elle cherchait elle aussi à percer, ce dont il se moquait ouvertement, directement et sans aucune fioriture.
Quant à Charles, il parlait du désespoir comme personne, d’une écriture fluide, nette et sans bavure. C’est ce qu’elle avait tout de suite aimé chez lui. Il ne cachait rien de la noirceur d’un quotidien qui lui faisait tant d’ombre sans sombrer dans un mauvais pathos. Il écrivait de petits poèmes secs sur la nature humaine, sans jamais chercher d’effet ni de rime, juste une réalité d’une étonnante sincérité.


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