« Rrose,
Vous écrivez responsabilité quand je parle de liberté alors vous êtes, je le sais maintenant, la personne idéale pour entendre ce que j’ai à dire car vous serez seule à juger de l’opportunité ou non de divulguer ces informations. C’est un choix que je ne vous imposerai pas et vous serez libre à tout moment de mettre fin à cette correspondance qui n’a aucune valeur juridique, qui parle d’une vérité, la mienne, qui n’a peut-être rien à voir avec vos propres certitudes. De mon côté, j’aurai fait le nécessaire et je suis consciente de dédouaner à bon compte une conscience mise à mal depuis quelques mois.
J’ai fui ; je suis partie dans un pays de l’autre hémisphère. Pour m’éloigner des regards qui se posaient sur moi, des regards lourds qui salissent ; on y lit le doute, les images abominables qui font de moi une sorte de monstre que je ne connais pas.
J’ai été mêlée à une sale histoire, une affaire criminelle qui colle à ma conscience chaque matin au réveil. On a détruit en quelques heures ce que j’avais mis une vie à bâtir. On a sali la seule chose que j’aimais sur terre, l’homme d’une vie, qu’ici, enfin, je peux faire revivre tel que je l’ai connu. Appelons-le A, si vous le voulez bien. A comme amour ou assassin. L’amour assassin ne se juge pas par les hommes, il se vit au jour le jour, dans l’horreur ou la splendeur. J’ai connu les deux, grâce à lui qui a ouvert en grand les portes de l’enfer et du paradis. Si une femme ne comprend pas cela c’est qu’elle n’a jamais aimé. Vous comprenez, cela ne fait aucun doute si j’en juge ce poème que je lis chaque jour, et qui m’a convaincue d’avoir fait le bon choix en venant ici, sur cette terre de contraste où le jour se lève aussi brutalement que la nuit tombe, dans ce pays où l’on vénère encore les esprits, où la mort fait partie intégrante de la vie.
Mon amour m’appartient enfin. A moi et à moi seule. Jamais, il ne s’était montré aussi docile, aussi doux, aussi tendre. La mort a dessiné autour de son visage une auréole de bonté, d’amour pur et de sérénité propice au recueillement. Je le convoque à l’envi, il m’accompagne partout et j’ai enfin laissé de côté cette obscure solitude qui contrôlait mon existence, que j’avais tenté vainement de chasser par des moyens factices qui ne faisaient en fait que l’exacerber. Ici, c’est différent, je renais à l’amour et c’est étrange cette transfiguration qui semble me rajeunir. Je suis depuis quelques jours parfaitement en phase avec mon corps que j’avais laissé de côté, qui m’apparaissait comme négligeable. Vous savez, lorsque l’on s’accroche, coûte que coûte, à l’idée que l’esprit est souverain et règne sur le reste. J’ai cru à cette fadaise pendant presque toute ma vie, en gardant le contrôle, en faisant « bonne figure », en faisant taire en moi, l’ogre qui réclame sans cesse son dû….Je suis enfin repue .
Suis-je innocente ou coupable ? Je ne le sais pas moi-même. Ou bien si, je sais, selon l’ombre qui se projette sur les objets aux différentes heures de la journée. Je suis coupable de bien des maux. Je n’avais jamais pris conscience de la maladie de A ; pour moi, tous les hommes étaient comme ça, guidés par leur désir qu’ils se devaient d’assouvir. Je m’en consolais en proclamant la supériorité des femmes à ce sujet et j’ai passé le dernier tiers de ma vie à mépriser suprêmement ce conjoint animal, sans pour autant cesser de l’aimer, en l’aimant malgré tout, en me nourrissant de sa faiblesse qui me conférait l’autorité qui me couronnait. Voilà ma faute : mon égoïsme. Reconnaître aujourd’hui cette part de responsabilité qui m’incombe, me soulage et sans ce voyage je serais sans doute restée confinée dans la haine des autres, la haine de cette société qui n’a aucune autre solution à apporter que de nouveaux vices, de nouvelles addictions pour rendre chaque jour les hommes plus esclaves de leurs besoins qu’il faut à tout prix satisfaire.
Ici, je vis au jour le jour. Je me réconcilie avec ce que je suis, intimement, viscéralement, presque charnellement. De cela, je ne vous parlerai pas car j’en ai bien fini avec cet épanchement imposé. Je me préserve et garderai ce qui me reste à vivre (n’ayez aucune crainte, je ne commettrai « aucun geste irréparable ») pour me préparer au grand jour des retrouvailles avec mon amour. A comme abandonné ou anesthésié.
Louve Solitaire »