Un homme affable VIII.8

Publié le 24 juillet 2009 par Sophielucide

Nous avons fermé la porte sur la chambre au parfum de nos corps mélangés, avons rangé la pièce et préparé une nouvelle cafetière.   Assis à la table de la cuisine, Fabien m’observait en souriant, me trouvant décidément parfaite dans les différents rôles que j’endossais pour lui ; de mon côté, ayant définitivement cessé de donner un sens à mes contradictions, j’avouais un faible pour les tendres machos, je ne cherchais même pas à savoir d’où me venait cette satisfaction d’admirer sans penser un homme torse nu dans ma cuisine, mais cela m’enchantait tout simplement.

Paul n’arrivait pas, cependant. Attablés, face à face, nous attendions dans cette quiétude béate un peu bébête. «  Encore un peu de café ? – S’il te plaît, oui » J’avais l’impression d’avoir huit ans, de jouer à la dînette avec mon acolyte alors qu’on avait un meurtre sur les bras, cette image irrésistible m’obligea à me concentrer pour ne pas verser une goutte à côté.  J’entendis alors la voix impérieuse de mon ordinateur m’avertir que je venais de recevoir un e-mail.

«  Rrose,
Vous saurez tout, soyez patiente. Je ne vous ai pas choisie par hasard mais je souhaitais vérifier,  avant de me lancer,  que vous étiez bien la personne que je cherchais. C’est chose faite, je me lance. Je vous écris d’un cyber café bruyant de l’avenue animée de la ville où je me suis installée. Mon dos me fait atrocement souffrir, aussi vous faudra-t-il attendre la suite de l’épisode que je vais vous conter. Je l’écris de mon lit, je le recopie le soir sur cet ordi. Si cela vous convient, vous aurez donc chaque matin le récit détaillé du drame qui m’a menée ici. Mais la vie est bien faite malgré tout et je me sens chaque jour renaître un peu plus à la vie.  Il est inutile de répondre à mes mails, non pas que je ne déguste pas votre prose, mais je préfère m’en tenir à ce poème que je me suis appropriée, je ne veux pas m’attacher davantage, nous ne nous verrons jamais, je ne reviendrai plus en France. Plus jamais.

Il y a une vingtaine d’années, alors que j’étais jeune mariée j’ai reçu une lettre étrange à laquelle pour tout dire, je n’ai pas attaché plus d’importance que cela. Je savais bien pour l’avoir éprouvé, que mon mari suscitait parmi ses étudiantes une sorte de désir collectif un peu bizarre. J’ai lu la lettre provenant d’une dame se déclarant la femme légitime de mon propre mari, ce qui m’a convaincue que j’avais affaire à une folle, une sorte d’hystérique un peu pathétique. Elle évoquait un enfant qu’elle était sur le point d’abandonner, un enfant dont elle donnait la paternité à A mon mari. Ce détail acheva de  me persuader qu’elle faisait une erreur. A n’a jamais eu d’enfant, il n’en voulait pas et j’ai pour ma part souffert dans ma chair de cette amputation de ne jamais être mère.

J’ai caché cette lettre. Pourquoi ne l’ai-je pas déchirée ? Je n’en sais rien et c’est un grand regret de n’avoir su le faire. Mais non, je l’ai caché sous le matelas. Le nom de cette folle s’est gravé dans mon esprit, j’en ai été troublée quelque temps et puis j’ai oublié. A cette époque je ne désespérais pas encore de faire changer d’avis mon mari, j’étais très jeune et j’avais tout le temps devant moi.
Quelques années plus tard, j’avais presque trente ans, nous avons eu une terrible scène au  sujet de ce mariage qui commençait à s’étouffer. J’entretenais une obsession quasi morbide pour une maternité qui m’était refusée ; je hantais les squares, parlait aux jeunes mères, m’emparait même parfois de leur bébé, un instant, pour voir, sentir l’effet que cela fait. Un soir, donc, nous avons bu A et moi, plus que de raison et je me suis laissée submerger par cette colère jusqu’à finir par lâcher le nom de cette femme. Comme ça, je ne me souviens plus de quelle façon exactement. Mais ce que  je me rappelle parfaitement, c’est le visage livide de A, et la folie qui s’y est peinte. Je dis bien la folie qui l’a rendu abominablement brutal, je vous passe les détails car évoquer ce moment brûle encore mes entrailles.  Puis il a disparu. Tout bonnement, me laissant là, dans mon sang. Je me suis jurée ce soir là qu’il paierait cher cet écart de conduite et c’est une obsession d’un tout autre genre qui a occupé mon esprit, chacune de mes pensées  pendant de très longues années. »