Suite de Tavistock et Grèce
Nos conditions de vie et de travail avaient changé depuis le début de l’année 74.
En effet, début 73, à l’occasion d’un repas dominical à la table de famille d’Alain, son père qui était Inspecteur d’Académie nous fit l’article sur l’école de fonctionnaires qui venait d’ouvrir ses portes à Nantes : l’Institut Régional d’Administration.
Pour lui, c’était une aubaine pour de jeunes futurs diplômés que d’essayer d’entrer dans ce temple qui assurerait aux heureux élus une vie sans grande surprise mais dotée d’un revenu certes limité mais garanti jusqu’à la retraite.
Dans le même temps, mon épouse qui se préparait à devenir professeur d’Anglais tout étant pionne dans un collège, me fit la confession que, au bout du compte, elle ne se voyait pas devoir faire face à des élèves sa vie durant, ceux qu’elle était en charge de surveiller l’ayant définitivement convaincue qu’elle faisait fausse route.
Je lui rappelais les propos de l’Inspecteur d’Académie et lui suggérais de tenter sa chance à ce fameux concours. L’IRA étant proche de la fac de Droit, je lui proposais même d’aller m’enquérir du dossier d’inscription, ce qu’elle accepta.
Envisageant moi-même de passer les concours d’entrée dans des écoles de commerce, je savais ce qu’il en coûtait pour s’inscrire à HEC, à l’ESSEC ou à l’HEDEC car je m’étais renseigné.
Alors que la préposée de l’IRA venait de me donner un dossier d’inscription pour Cécile, m’apprêtant à la payer, je lui demandais combien je lui devais. Elle me répondit que les inscriptions à un concours organisé par l’Etat étaient gratuites.
« Dans ce cas, lui dis-je, donnez m’en un second pour moi». Dans mon esprit, mon inscription devait permettre à Cécile d’aborder le concours en toute sérénité puisque portant le même nom, nous devions être assis côte à côte.
Que nenni ! Le jour du concours nous découvrions avec horreur qu’elle avait été placée en fonction de son nom de jeune fille et je me retrouvais, gros jean comme devant, à disserter rageusement pour un concours intéressant les passionnés de droit public alors que j’étais en licence de droit privé.
Vers la fin de l’année, alors que nous avions tous deux oublié ce satané concours, un courrier émanant du Ministre de la Fonction Publique, nous apprenait que j’y étais reçu….et que ma scolarité à l’IRA de Nantes commencerait début janvier.
J’étais devenu socialiste par amour, allais-je devenir fonctionnaire par hasard ?
Lors de mon inscription «pour rire » au concours de l’IRA, n’ayant aucune vocation à m’investir dans cette voie, je n’avais pas cru devoir examiner avec attention les conditions offertes aux heureux lauréats, ni même les carrières auxquelles ce concours permettait d‘accéder.
De fait, entre mon traitement de pion et celui d’un élève fonctionnaire du cadre A, il y avait un monde, d’autant que l’argent amassé avant mon engagement à l’Education Nationale avait depuis longtemps fondu comme neige au soleil.
L‘équation était simple: J’y gagnais l’année nécessaire pour terminer ma maîtrise de droit, j’avais l’opportunité d’approfondir les aspects particuliers du droit public que je connaissais mal, j’y gagnais un salaire qui doublait au bas mot mais y perdais un bon mois et demi de vacances.
En cette fin d’année 1974, la jeunesse ne se posait pas le problème de son avenir économique et professionnel avec autant d’acuité et d’inquiétude qu’actuellement, elle était certaine, quoiqu’il advienne, de trouver du travail et pouvait plus aisément courir le risque de se tromper.
Pour moi le calcul fut vite fait. J’allais au plus rentable immédiatement et acceptais de me consacrer deux années durant à cette formation spécifique.
C’est donc sans complexe que j’endossais l’habit d’un fonctionnaire d’opérette pour une scolarité de deux ans dont une année de stage à l‘Ecole Nationale de la Santé Publique, puisque j‘avais choisi d‘être inspecteur de Directions Régionales de la Sécurité Sociale (DRSS), moi qui ne connaissais absolument rien de cette activité, mais ne souhaitais pas être nommé dans une administration centrale à Paris…
La première année, élu délégué des élèves au Conseil d’Administration de l’école, j’en profitais pour terminer ma maîtrise de droit privé à la fac située juste en face de l’IRA.
La seconde année commença à Rennes à l’école de la Santé alors que Cécile faisait son entrée à l’IRA où elle avait fini par être reçue. Elle vivait donc à Nantes et moi à cent kilomètres de là parmi d’adorables jeunes « inspectrices stagiaires », le social étant prisé par la gente féminine….
Huit mois de fêtes à n’en plus pouvoir et pendant lesquelles, ne doutant de rien, je me mis en tête de passer le concours pour accéder au cycle préparatoire à l’ENA, réservé aux candidats ayant une certaine ancienneté dans la fonction publique, ce qui était mon cas puisque j’avais été « pion ».
La veille du concours une inspectrice stagiaire que j’avais assidûment fréquenté et qui faisait figure de pasionaria de la cause féminine, me donna à lire un opuscule faisant le point sur la condition de la femme au travail. Ce livre bourré de statistiques se révéla si intéressant que je l’avalais d’une traite avant m’endormir.
Le lendemain matin, le sujet de dissertation générale qui étai proposé au concours se révélait être rien de moins que le titre de l’ouvrage que j’avais lu la veille !
Il est parfois de ces coïncidences qui vous font dire que décidément le hasard n’existe pas , que quelqu’un, là haut, veille au grain et guide votre destinée et que quelque soient vos projets personnels, c’est toujours lui qui manipule les aiguillages et organise le chaos ou l’harmonie.
Enfin quoi, j’avais été deux ans plus tôt, reçu à un concours que je n’avais pas préparé et voilà que ma dernière lecture nocturne correspondait au sujet soumis à dissertation pour au concours auquel je ne m‘étais inscrit que par désoeuvrement, juste « pour aller voir » et parce qu’être payé à faire des études était une situation qu’inconsciemment je rêvais de faire perdurer !!!
J’y voyais un signe fort du destin et m’appliquais à dénoncer les conditions faites aux femmes au travail en truffant mon propos de statistiques probantes dont la veille au matin j‘ignorais encore tout.
Ce n’est qu’au retour de vacances passées chez Phoebe dans le Dartmoor sauvage au cœur du Devon que le résultat du concours me parvint : j‘étais admissible! Inutile d dire que j’avais depuis longtemps oublié cet épisode cocasse et ne m’étais en rien préparé à passer l’oral d’admission et n‘avais guère l‘envie de m‘y soumettre préférant lézarder benoîtement dans mon univers fonctionnarisé de stagiaire.
Pour me convaincre d’aller me présenter à Paris au concours d’admission, ma mère mis les petits plats dans les grands, m’offrant un costume neuf, la chemise, la cravate et les chaussures qui devaient me rendre présentable aux yeux de ces vieux messieurs composant le jury.
De guerre lasse, à l’occasion d’une invitation à déjeuner dans le cadre magnifique du restaurant « Mon rêve » sur les bords de la Loire, je finis par accepter d’y aller jouer ma chance, bien conscient que ce jury mythique finirait bien par confondre l’imposteur qui se présenterait devant eux et que la chance qui m’avait conduit là ne pourrait en aucun cas se manifester une nouvelle fois.
Alors que j’étais convoqué à l’oral pour 17 heures, rue des Saint Pères à l’ENA, je débarquais gare Montparnasse par une belle fin de matinée de septembre et me rendis derechef vers cette école prestigieuse. Là, constatant qu’il me faudrait attendre plus de cinq heures et n’ayant pas envie d’assister plus longtemps au martyr public des autres candidats, je considérais en avoir assez vu et me rendis comme un bon provincial sur les Champs Elysées pour y déjeuner à la Pizza Pino. Le repas avalé, il me restait quatre bonnes heures à tuer et l’affiche du film « Emmanuelle » qui dominait le cinéma Georges V attira mon attention.
Quelques mois plus tôt ce film avait défrayé les chroniques et fait scandale. Afin de me changer les idées et oublier jusqu’aux raisons qui m’avaient amené à Paris, je me glissais, un peu honteux, dans la salle obscure, rassuré par la présence d’une horloge lumineuse à côté de l’écran.
A l’heure dite je me présentais à cet oral en croisant dans les couloirs des candidats commentant leurs propre passage et m’apprenant que certains des examinateurs avaient fait leurs armes dans l’administration coloniale et n’étaient pas issus de l’ENA.
Ils étaient là, face à moi, les huit membres de ce jury, de l’autre coté d’une grande table sur laquelle une horloge marquait inexorablement les minutes du supplice supposé durer une petite demie -heure.
J’avais tiré un sujet sur les O.S et pendant dix bonnes minutes, je débitais ma salade sur la taylorisation des tâches industrielles, le recours systématique à la main d’œuvre non qualifiée et importée en nombre ainsi que la sédimentation prévisible d’une couche de cette population dans un lumpen prolétariat en cours de constitution quand un des examinateurs me coupa la parole pour me demander d’où je venais.
Je lui répondis que j’étais nantais et avais pris le train pour me présenter à cet oral.
Ma réponse ne lui convenait pas. Il voulait savoir ce que j’avais fait de ma journée, voulant sans doute que je puisse disserter sur l’attente dans les couloirs.
Incrédule, et n’ayant rien à perdre, le regardant bien en face et avec un sourire que j’estimais charmeur mais qui relevait plutôt de la provocation, je lui répondis que j’avais passé l’après-midi au cinéma Georges V et y avait assisté à la projection du film Emmanuelle qui n’était pas resté longtemps à l’affiche dans ma bonne ville de Nantes…
Cet aveu souriant fut accueilli d’un long silence, comme si tous ces braves hommes soit m’en voulaient d’une telle bravade, soit mesuraient avec aigreur que leur après-midi avait été moins agréable que le mien.
Sur ce, le président du jury me demanda si à mon avis, il fallait être sorti de l’ENA pour être un haut fonctionnaire compétent. Me souvenant des conversations entendues dans le couloir, je lui citais les noms de grands commissaires de l’Etat qui n’étaient pas sortis de cette école et avaient néanmoins façonné un état moderne, je citais à l’envie des personnages comme Paul Delouvrier, père de la planification et à l‘origine des trente glorieuses finissantes. Ne me laissant pas terminer mon propos, il me congédia tout en me souhaitant bonne chance au concours.
Mon passage n’avait duré que vingt petites minutes et je me dis que pour une fois, j’aurais dû tenir ma langue et la jouer plus conforme à ce que l’on attendait d’un futur candidat aux responsabilités de la haute fonction publique. Tant pis, il me faudrait terminer mon stage à l’IRA et trouver un moyen de sortir de ce futur poste d’inspecteur des DRSS qui ne me disait rien qui vaille. Le retour en train fut presque mélancolique .
Un mois plus tard, le Ministère de la Fonction Publique fut mis en émoi par un individu qui, non content d’avoir été payé pendant deux ans à étudier, venait peut-être d’en reprendre pour trois ans après son succès aux épreuves d’admission du Cycle Préparatoire à l’ENA. Vite, un décret fut publié pour interdire à l’avenir ce genre d’incrustation de longue durée dans le confort d’études payées par le contribuable. Non mais ! Et silence dans les rangs !
J’avais profité d’un malencontreux « oubli » administratif ! Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu