Sur le Banc: essai sur l'Ethique & l'Esthétique de Frank Gehry

Publié le 26 juillet 2009 par Michelgutsatz


L’architecte canadien Frank Gehry, lauréat du prestigieux Prix Pritzker, outre les nombreuses réalisations architecturales spectaculaires comme le musée Guggenheim de Bilbao ou l’auditorium de Walt Disney à Los Angeles, conçoit des produits pour des marques commerciales. C’est avec Zaha Hadid, un des architectes de renom actuel qui développe une création très formelle et son approche du sensible est facilement reconnaissable. Ces  incursions sont anecdotiques pour le moment, mais néanmoins remarquées et remarquables. Il a déjà dessiné des bijoux pour la marque Tiffany. Désormais, il dessine aussi des meubles.

Cette photo présente le prototype du banc Tuyomyo, un banc de 3m de long, créé par l’architecte canadien pour la société Emeco, un fabricant américain de chaises en aluminium qui fut présenté au salon du meuble 2009 de Milan en avril. La construction de l’objet tire partie d’une technologie de fabrication issue de l’aviation; il utilise 80%  d’aluminium recyclé et ne pèse que 55 kg. La forme et le matériau utilisés pour ce banc sont des innovations pour cette catégorie d’objet. Il devrait être vendu aux enchères à New York courant 2009 et le montant de la vente sera versé à la Hereditary Disease Foundation.
Vu de face, nous nous trouvons en présence de la combinaison d’une ligne sinueuse (quatre inflexions) et d’une ligne anguleuse (cinq angles). Les creux et les sommets des deux lignes sont en phase et elles se touchent aux trois sommets.  Ce « phasage » des deux lignes suggère une sorte de transformation progressive d’une ligne dans l’autre. Deux lectures sont alors possibles : soit un mouvement vers le bas où l’on forcerait la plaque supérieure d’aluminium avec sa forme souple et approximative dans le moule rigide de la forme anguleuse, dans lequel disparaitrait toute concavité et convexité. Soit, au contraire, un mouvement ascendant où les formes anguleuses s’adoucissent et se « planifient » pour tendre vers un plan parfait et horizontal.
Une phrase de Frank Gehry à propos de ce banc (site internet www.floornature.info)  vient confirmer sa volonté d’une double lecture: ”la forme doit être libre et légère, elle doit être de nature structurelle, et en même temps poétique, et un peu dangereuse “.
Une première lecture poétique ascendante nous est donnée par cette forme qui évolue vers la liberté, la légèreté et même l’apesanteur comme le suggère la forme d’ailes que prend la ligne sinueuse.
Une autre lecture, structurelle, peut être faite vers le bas. Le contraste entre la ligne anguleuse et la ligne sinueuse a un impact visuel qui attire l'attention du spectateur. Les lignes elles-mêmes contribuent à assoir la crédibilité de l’objet: la partie destinée au contact avec les utilisateurs est ondulée, et même si elle semble quelque peu inconfortable, semble s’adapter ergonomiquement aux formes humaines. Nous avons donc des formes organiques pour l’interface avec l’homme et des formes cristallines pour l’ingénierie de la structure portante.
Au contraste visuel, fait écho le contraste des significations des lignes où la sinueuse  oppose son mouvement et sa liberté, à la stabilité, solidité et dangerosité de l’anguleuse. Chaque ligne correspond à l’un des volets de la vision paradoxale de Gehry et répond à une finalité représentative. L’adjectif « poétique » a été entendu comme correspondant aux  qualités de légèreté, fluidité et liberté ; « Structurelle » comme répondant aux nécessites techniques de la réalisation (rationalité, orthogonalité, etc.).
Au paradoxe du siège à la fois dangereux et poétique, vient s’ajouter celui du peu de confort apparent et d’une structure portante qui peut faire penser à un “château de carte”. Des formes organiques pour s’assoir, certes, mais apparemment peu adaptées à la position assise. Des anguleuses (angles aigus et orthogonaux si le banc est vu de côté) pour la structure mais qui peuvent rappeler la fragilité des châteaux de cartes (vue de face).
La présence simultanée des deux lignes devient nécessaire pour exprimer la vision paradoxale sur la forme que propose l’architecte et qu’une seule ligne ne peut embrasser.
L’œuvre de Gehry n’est-elle pas marquée par cette quête de la légèreté, de la libération des formes construites, du carcan de l’orthogonalité? Le tout avec un zeste de contradiction (d’humour), sinon pourquoi rendre dangereux un banc qui sert à se poser et donc justement à réduire les tensions ?
Dans la plupart des œuvres de l’architecte, on retrouve un mélange de quatre lignes : la sinueuse, l’arrondie, la rectiligne et l’anguleuse. Si les courbes semblent si présentes, c’est qu’elles sont une innovation récente dans la construction et Gehry en fait une utilisation intensive. Mais, si l’on regarde avec attention ses réalisations (voir les photos ci-dessous), on a toujours dans le chaos et enchevêtrement de surfaces courbes, un mélange des quatre lignes avec une majorité d’arrondies et de sinueuses, mais aussi de nombreux angles et une présence moindre des rectilignes.
  

Walt Disney Concert Hall  

Musée Guggenheim de Bilbao

Hotel Marques de Riscal


Autres vue du banc Tuyomyo où les dimensions rectilignes et anguleuses sont très visibles

On peut sans aucun doute classifier les œuvres de Gehry dans le courant « néobaroque », baptisé ainsi par Omar Calabrese. On y retrouve nombre des caractéristiques du néobaroque : instabilité et métamorphose, rythme et répétition, détails et fragmentation, désordre et chaos, nœud et labyrinthe, complexité …

Reste le mystère du nom de ce banc. La traduction de la signification phonétique de l’espagnol pourrait être « Ce qui est à toi est à moi », peut compatible avec le projet.
Une traduction plus libre pourrait être « toi et moi », qui viendrait corroborer le fait que le produit de la vente ira à une fondation de recherche médicale.


GM
gerald@mazzalovo.com
Lugano 20.07.09