Alexandre Sokourov est sans doute le plus pur poète des auteurs de cinéma contemporains, dont l’œuvre nous fait entrer dans un espace et un temps particuliers, comme lorsqu’on entre dans l’univers de Proust. Il y faut d’ailleurs la même patience et la même attention, car les films de Sokourov, à commencer par le Journal de guerre en cinq parties intitulé Voix spirituelles, qui amorcera cette lecture de dix films, se déploie en 340 minutes et ne compte à peu près aucune « action ». Pour qui est attentif et sensible, chaque film de Sokourov se révèle cependant d’une densité et d’une richesse sans pareilles, tant du point de vue de la perception de ses multiples thèmes que dans la modulation polyphonique de son expression.
Poète, Alexandre Sokourov l’est à la fois en musicien de cinéma et en peintre de cinéma : la bande-son est chez lui aussi importante que l’image plan par plan, et la « musique » continue de ceux-ci est simultanément une sorte de suite picturale dont l’extraordinaire beauté, d’une limpidité toute naturelle, se trouve atteinte – et c’est le grand paradoxe de cette écriture – par les moyens techniques les plus raffinés, où l’image filtrée sublime tout effet comme l’image proustienne la plus sophistiquée sublime le maniérisme. Voix spirituelles en est une première illustration remarquable.
On voit d’abord un paysage d’hiver schubertien, une forêt au bord d’un lac gelé, sur fond de montagnes, tandis que Sokourov lui-même évoque la vie d’un type mal fichu, nabot maladif et peu avenant, marqué par une vie de perpétuels déplacements et par toutes les vicissitudes de la vie, du nom de Mozart. Nous entendons un mouvement du Concerto pour piano no 19 et le paysage se transforme imperceptiblement, la forêt s’approchant et la lumière verdissant sous une lance fine de lumière, puis des oiseaux blancs apparaissent, et Messiaen succède à Mozart, dont Sokourov dit que la musique, comme surgie de nulle part, fait penser à un instrument qui s’accorde, puis un feu lointain apparaît dans le paysage, puis ce sont les accords de la 7e Symphonie de Beethoven qui semblent sortir de ceux de Messiaen, et la voix de Sokourov revient à Mozart qu’il nous prie, comme s'il nous écrivait une lettre personnelle, d’écouter attentivement avant de lire une lettre de la mère de Mozart, souffrant à Paris, à son mari resté à Vienne, peu avant sa mort, et une lettre de Mozart à un ami où il lui raconte les derniers jours de sa mère, reprise par le Seigneur qui en « avait besoin »…
Or que vient faire ce préambule élégiaque avant les quatre parties suivantes du Journal de guerre, toutes situées sur les hautes terres perdues des confins de l’ancien Empire soviétique ? Chacun trouvera sa réponse…