De telles phrases m’interpellent… forcément. Moi qui fais profession d’un peu de logique (dans un bouillon de beaucoup d’autres choses). On s’attendrait évidemment à ce que je bondisse, furieux, hors de moi, « quoi, enseigner de la logique s’assimilerait à un lavage de cerveau ? ». De quoi faire s’étrangler plus d’un collègue… Et pourtant… pourtant je reste de marbre et cela m’amuse même. La seule chose intelligente que je trouve à répondre à Anna Moï, c’est que… rassurez-vous : faire des mathématiques ou de la logique n’a jamais empêché de rêver… Ainsi moi, par exemple (quelle odieuse fatuité de ma part à me mettre ainsi en avant, oui je sais. Je sais… mais quand même), eh bien moi qui trempe de temps en temps mon esprit dans la logique, eh bien, je suis aussi un intarissable rêveur. De toutes les activités que je pratique (qui comprennent évidemment la lecture, l’écriture, le voyage et même la course à pied), rêver est sûrement et de loin celle qui me prend le plus de temps. Et c’est comme ça depuis très, très longtemps. Déjà tout petit… bon, et ça ne s’est pas arrangé par la suite. Et le pire c’est que je ne le regrette pas. « Tout ce temps à rêver… là où on pourrait être productif… », eh bien non, pas de regret. J’ai même tendance à penser, comme madame Moï, que rêver est l’activité la plus féconde, la plus créative que sais-je… la plus vitale. Je pense même que l’aptitude au rêve, que, bien entendu, on doit développer chez l’enfant, est la qualité essentielle qui nous fait survivre aux moments les plus pénibles de notre existence.
De quoi se nourrissent nos rêves ? de nos pensées d’un jour, des réactions que nous avons face à un spectacle inattendu, un visage, une passante, une inscription insolite sur les murs d’une ville. Un titre de journal, un sourire échangé. Un livre qui s’ouvre. Nos rêves sont faits de mots qui errent en attente d’un accrochage, que dis-je, d’un harponnage. Ce sont bien sûr les mots de la littérature, et madame Moï a encore raison, car si l’on doit former un rêveur c’est par la lecture, c’est-à-dire la posture solitaire, sans maître et sans discipline, sans horaire et sans assignation à résidence, car la lecture se fait partout, sur un banc, dans la rue, à la terrasse d’un bistrot. Après beaucoup de lecture, les mots se mettent à parler. Tout seuls. Donc vous voyez, tout (modeste) logicien que je sois, je rêve quand même. Paradoxe ? Contradiction ?
Non, et c’est là que je me sépare de Anna Moï, car après tout si je me suis intéressé à la logique, c’était pour prolonger mon rêve. Oh bien sûr, il y a logique et logique (et de ce point de vue, j’apprécie l’opposition que fait la romancière entre la logique et « les logiques individuelles », sans probablement se rendre compte elle-même de la profondeur de sa distinction). S’il s’agit d’enseigner la logique aux enfants ou aux adolescents comme un dogme… s’il s’agit de leur faire entrer dans la tête qu’une proposition est soit vraie soit fausse et que dire que « A et B » est vrai c’est dire que « A est vrai » et que « B est vrai »…. Les ravages risquent d’être garantis. Le philosophe Alain Badiou appelle « canaillerie philosophique » l’attitude qui consiste à faire croire que dire « quel beau temps ! » revient à asserter que « « il fait beau » est vrai ». Et la canaille… hélas foisonne en ces temps de triomphe de la « pensée » positiviste. Il me souvient que lorsque l’un de nos enfants était en terminale (« scientifique » s’il vous plaît !), je m’étais étonné du temps passé par les élèves sur des exercices de calcul sur les nombres complexes, mortellement ennuyeux, qui ont de quoi dégouter des mathématiques pour toute une vie. La professeure (agrégée) m’avait répondu « hélas, mon bon monsieur, c’est bien la seule chose qu’ils sont capables de faire ». Evidemment avec de telles idées en tête, vous allez détruire à tout jamais aussi bien le sens de la rêverie que le goût pour la réflexion et les mathématiques…
Pourtant, la logique n’est-elle pas aussi au moins un peu, partie de la littérature ? Quelle saveur que lire Lewis Carroll et de dénicher les petits pièges logiques qu’il parsème de ci de là (peut-on décapiter le chat qui ne possède pas de corps, mais qu’une seule tête ?). Quant à Borges, n’en parlons pas… n’oublions jamais le rêveur qui rêve qu’on le rêve dans une de ses merveilleuses nouvelles… n’y a-t-il pas là en filigrane, l’argument même du théorème de Gödel ?
Jose Luis Borges