10 raisons pour lesquelles je suis contre Hadopi by Ekilio est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité-Partage des Conditions Initiales à l'Identique 2.0 France.
Le grand sujet qui fait parler de lui en ce moment, particulièrement parce qu'il est sur un point assez sensible, c'est la loi Hadopi. Je ne vous ferais pas l'affront de vous redire ce dont parle la loi en détails, mais en gros, c'est une loi visant à tenter de protéger le droit d'auteur sur internet en punissant les gens dont l'adresse IP va se retrouver sur un réseau de pair à pair (P2P, c'est à dire Bitorrent, Emule, Limewire ou tout ce que vous voulez du même accabit). C'est un sujet particulièrement sensible pour plusieurs raisons : d'une part, il oppose d'un coté un nombre très important de personnes qui téléchargent quotidiennement et ne souhaitent pas arrêter, et d'autre part les artistes qui pensent - à tort ou à raison, et je donnerais mon avis sur ce point plus bas - que ce téléchargement nuit à leurs ventes et donc à leurs revenus. Interviennent également deux points importants : la volonté du gouvernement à "aller jusqu'au bout" sans aucune écoute, et - et c'est lié - le lobbyisme intensif des majors (principales maisons de productions de disque) pour que ce projet de loi passe.
I/ Le téléchargement illégal, pour ou contre ?
Lorsque je parle de cette loi, je m'entends souvent répondre "mais on ne peut pas laisser les artistes faire piller leurs oeuvres, c'est important d'agir". Alors je vais commencer par cette mise au point : je ne suis pas contre la protection de la création. Je suis pour qu'on trouve un système permettant de protéger les droits des artistes, et je suis pour qu'on trouve un moyen de les rémunérer à la hauteur de leur travail et du succès de celui-ci. Et en tant que créateur de textes, et de jeux quand l'envie m'en prends, je ne suis bien évidemment pas favorable au téléchargement illégal.Mais d'un autre coté, il faut aussi cesser de se voiler la face : actuellement, le téléchargement est une réalité. Vouloir l'abolir maintenant reviens à vouloir interdire le feu : c'est impossible. Il n'est plus temps - et au final, a-t-il été temps un jour ? - de lutter contre, il faut au contraire trouver un moyen pour l'utiliser. Contrairement à ce qu'affirment les majors et certaines personnes, le P2P est un outil et pas une fin. Un outil de diffusion de contenus, mais cette diffusion peut être légale, non. C'est sur ce point que devrait se jouer la loi.
II/ Techniquement, en quoi consiste la loi Hadopi
Interessons-nous maintenant un peu plus précisément au fonctionnement de cette loi et au fonctionnement d'une manière plus générale des réseaux pair à pair. Pour commencer, résumons quelques termes techniques :- Un fichier, sur un ordinateur, c'est... à peu près tout. Par exemple, un morceau de musique c'est un fichier. Un livre entier, lisible sur un traitement de texte, c'est un fichier.
- Un réseau pair à pair (en anglais peer-to-peer) est un ensemble d'ordinateurs connectés ensemble et qui partagent des fichiers. Notez bien qu'il s'agit de partage informatique : le nombre de fichier augmente, on ne divise pas un même fichier en plusieurs morceaux.
- Un réseau est un ensemble d'ordinateurs ou de réseaux connectés les uns aux autres. Par exemple, chez vous, si vous avez un ordinateur, que votre fils en a un, et que vous avez par ailleurs une "box" fournie par votre opérateur internet, vous avez un réseau composé de trois éléments : les deux ordinateurs et la box.
- Internet, qu'on appelle aussi le "réseau des réseaux" est un grand réseau composé de réseau plus petit. Du point de vue d'internet, votre réseau tout entier (votre ordinateur, celui de votre fils et votre box) ne sont qu'un seul élément.
- Une adresse IP est une suite de chiffres identifiant un élément d'un réseau à l'intérieur de ce réseau. Imaginez ça comme une sorte de "nom" de l'élément.
Pour être parfaitement précis, ce message ressemblerais, si nous étions les ordinateurs, à ceci :
"Bonjour,
Je suis Ekilio. J'habite sur Ames-Troubles. Je voudrais voir le site A.
Merci."
Le site en question va alors préparer un exemplaire de la page et va l'envoyer (un peu comme un courrier dans le cas de la poste) à l'adresse "Ames-Troubles", puisque j'ai dit que j'habitais sur "Ames-Troubles". Un peu comme le facteur amènerais un catalogue à votre adresse postale. Ensuite, sur ames-troubles, il se produit un autre tri : le message est à destination d'Ekilio. Donc il m'est renvoyé à moi (enfin à mon ordinateur), un peu comme chez vous vous triez le courrier et donner à votre fils ce qui est à lui, à votre femme ce qui est à elle et à vous-même... ce qui est à vous.
Dans le cadre de l'internet, la personne qui fait le "tri du courrier" chez vous est votre box. Et dans le cadre des réseaux pair à pair, ce ne sont pas des sites que vous voulez voir, mais des fichiers. Voici donc exactement la procédure qui se produit :
- Vous contactez votre box, qui s'appelle "Pissenlit" en lui disant : "Je voudrais que Tartempion me donne le fichier <Tous les textes de Ames Troubles>"
- Pissenlit contacte Tartempion et lui demande : "Je m'appelle Pissenlit, je voudrais <Tous les textes de Ames Troubles>"
- Tartempion, qui est également une box, contact Tartempoil, qui est un ordinateur, en lui disant : "Quelqu'un demande <Tous les textes de Ames Troubles>"
- Tartempoil envoi "Tous les textes de Ames Troubles" à Tartempion
- Tartempion envoi "Tous les textes de Ames Troubles" à Pissenlit, dont elle connait le nom puisque c'était marqué dans la demande
- Pissenlit vous envoi "Tous les textes de Ames Troubles"
Il est possible à tout moment, pour un fournisseur d'accès (SFR, Free, Orange... Bref celui à qui vous payez 30 ou 40 euros par mois en échange d'un accès à internet) de dire avec précision : "Ah, Pissenlit, à telle heure, tel jour, c'était le nom de la box de madame Anne O'Nyme". La Hadopi (qui est le nom d'une commission créée par la loi) vous enverra alors un mail, à l'adresse enregistrée par votre fournisseur d'accès, en disant en gros : "Attention, premier avertissement, vous avez téléchargé, c'est mal".
Puis, si vous recommencez dans une certaines période de temps, on vous enverra (la loi ne demande pas que vous receviez mais elle impose l'envoi) un recommandé avec accusé de récéption remis contre signature. Qui vous dira en gros : "Attention, vous avez encore téléchargé, c'est très mal et en plus vous risquez gros".
Et enfin, si vous re-recommencez, vous risquez une amende (cinquième classe), une coupure d'un mois à un an d'internet, et en plus une obligation d'indemniser les auteurs téléchargés. Notez que tout ceci sera fait en utilisant la même procédure que contre les chauffards flashés au radar : le juge aura un peu moins de deux minutes (d'après les chiffres du ministère) pour décider de la sanction, et elle sera décrétée par le biais d'une ordonnance, donc ni vous ni votre avocat ne serez présents.
Bien sûr, comme dans le cas des PV, vous pourrez le contester et demander à passer au tribunal, avec les frais d'avocats que cela représente et le risque de prendre plus cher (jusqu'à trois ans de prison et plusieurs centaines de milliers d'euros d'amende).
III/ Pourquoi être contre ?
Tout ceci semble absolument parfait. Voici donc maintenant 10 raisons, techniques ou éthiques, pour lesquelles je suis contre cette loi.Raison numéro 1 : Cette loi a été votée illégalement.
La première raison est une raison éthique. La loi a été discutée et certains amendements votés, à l'assemblée, en violation directe du règlement de l'assemblée. On pourra me dire que je pinaille, mais le règlement de l'assemblée nationale est un des garants de notre démocratie. Dans ce cas précis, le vote a été fait alors que des commissions mobilisaient les membres de l'opposition (en d'autres termes, ils étaient en train d'étudier, en petit groupe, d'autres lois) : ils avaient bien sûr le choix de ne pas aller en commission pour assister au vote... sauf qu'il est normalement impossible de procéder au vote tant que les commissions ont lieu. Et donc qu'il n'y avait pas de raisons de ne pas faire le travail qu'ils devaient faire en commission. Notez qu'à voir les rangs, la majorité elle a été prévenue que le gouvernement allait violer la loi.Raison numéro 2 : Il est extrêmement simple de faire accuser n'importe qui
La seconde raison est plus technique, et je m'en vais vous l'expliquer assez simplement. Imaginons qu'au point 2 de mon explication de tout à l'heure, Pissenlit contacte Tartempion et lui dise : "Je m'appelle Marguerite, je voudrais <Tous les textes de Ames Troubles>". Dans ce cas là, c'est Marguerite et plus Pissenlit qui serait enregistré et qui aurait le mail, puis le courrier recommandé, puis enfin l'amende, la coupure et tout ce qui s'en suit. Techniquement, c'est non seulement faisable, mais relativement simple ; et plusieurs groupes de défense de la liberté du net ont d'ailleurs annoncé leur intention de le faire. En d'autres termes, même si vous n'avez internet que pour parler sur MSN à votre fils qui fait ses études au Québec, vous pouvez être visé. Sans que vous n'ayez fait quoi que ce soit.Raison numéro 3 : La loi suppose que nous sommes tous informaticiens.
Bon, pour moi c'est mon cas. Mais pas pour vous. Le problème est le suivant : il est actuellement techniquement très simple (cela a été fait par plusieurs députés, y compris des qui n'y connaissent rien en informatique, il faut une petite demi-heure et ensuite c'est fait - et ça reste !) de "pirater" votre ligne internet. Si vous n'êtes pas un professionnel, c'est indétectable ; pour vous il ne se passe rien, mais en fait votre box est utilisée pour télécharger. Vous écopez de l'amende, alors que vous n'y êtes pour rien : c'est ce qu'on appelle le "délit de non-sécurisation de l'accès internet". Vous n'y êtes pour rien, mais vous trinquez quand même ; et à nouveau ça peut tomber sur n'importe qui. On estime qu'actuellement une personne sur trois télécharge. Si vous ne téléchargez pas mais que vous avez au moins deux voisins, vous risquez d'être condamné.Raison numéro 4 : Le risque pour les innocents est énorme
J'ai expliqué dans les raison 2 et 3 à quel point n'importe qui est potentiellement une cible de la loi Hadopi. D'après les études indépendantes sur les effets de cette loi, il y aura environ 30% de fausses condamnations, c'est à dire que 30% des gens jugés par l'Hadopi seront condamnés à payer 1500 euros pour rien. Il n'auront commis aucun crime, aucun délit, ils se seront bien comportés, mais il n'auront pas eu de chance. Vous imaginez ce que ça peut représenter ? Vous imaginez dire "Je viens d'un pays où une personne sur trois est condamnée, je le sais mais c'est normal" ?Raison numéro 5 : Le renversement de la charge de la preuve
Dans le cadre de la loi "normale", le principe est de dire (en gros) : j'ai un poignard taché du sang de la victime, les empruntes de l'accusé sur le poignard, donc je pense qu'il l'a tuée. Dans le cadre de la loi Hadopi, le principe est le même qu'au Cluedo : Une personne dit "J'accuse le Colonel Moutarde de téléchargement", et si quelq'un a la carte du Colonel Moutarde, il la montre, sinon le Colonel Moutarde est déclaré coupable. En d'autres termes, si la personne accusée peut, d'une manière inconnue à ce jour (le projet de loi ne prévois que le certificat d'hospitalisation ou la preuve de déplacement à l'étranger) démontrer que si, son accès a été sécurisé, alors il ou elle est innocenté. Mais si l'accusé n'a pas de preuve de son innocence, il est coupable : c'est ce qu'on appelle la présomption de culpabilité.Raison numéro 6 : L'inégalité des parties
Le principe de base de la loi est qu'il n'y ai pas de procès : le juge décide, par ordonnance pénale, de la peine. Ces ordonnances sont adaptées dans le cadre, par exemple, des excès de vitesse parce qu'il n'y a personne à indemniser. Mais là, la loi prévois de permettre aux artistes lésés de demander au juge une réparation. En d'autres termes, le juge verra une seule personne : l'artiste. Lequel artiste lui expliquera qu'on lui a volé de l'argent en téléchargeant, que c'est très mal et qu'il faut punir séverement le vilain pirate. Mais le juge n'aura pas la possibilité de savoir si le pirate a par exemple besoin de son accès internet pour travailler (quid du télétravail ?), si il a réellement piraté, ou quoi que ce soit d'autre. Bref, il n'y aura qu'une personne à parler au procès, la victime du téléchargement. C'est contraire à toute la notion de justice qui consiste à dire que toutes les personnes sont égales devant la loi : ici l'artiste sera supérieur à tous les autres.Raison numéro 7 : La dépendance du juge à un intêrét privé
C'est une extention de la partie précédente : les seules preuves sur lesquelles le juge "jugera" seront des preuves fournis par les majors - plus exactement par des agents payés par eux. En d'autres termes, le juge n'aura pour preuve que des témoignages (c'est ça un procès verbal : un témoignage d'une personne disant "à telle heure, tel jour, j'ai vu ceci") de personnes payées par l'une des parties. Imaginez un instant le même procès dans un autre cadre, bien plus grave : imaginez que vous soyez jugé pour meurtre, mais que durant le procès ni vous ni votre avocat ne soit présent et les seuls témoins soient payés par la famille de la victime, qui est elle présente ainsi que leur avocat. Est-ce là la justice ?Raison numéro 8 : La punition collective
D'une manière assez évidente, la coupure de l'accès internet est une sanction qui retombera sur toute la famille : si le fils télécharge, les parents et les autres enfants seront également sanctionnés. Or, code pénal, article 121-1 : Nul n'est responsable que de son propre fait. En d'autres termes, vous ne pouvez pas être sanctionné parce que votre voisin à volé une montre dans un magasin. Mais là, ce n'est pas le cas : c'est tout une famille, voir plus (dans une collocation par exemple où un seul des collocataires télécharge) qui se retrouve sanctionnée pour les agissement d'un seul.Raison numéro 9 : La discrimination entre les artistes
La loi prévoit qu'un certain nombre de musiques et de films seront surveillés. Un nombre fini : quelques milliers en tout. Cela veux dire qu'on considère que seuls ces quelques milliers sont "dignes" d'être protégés ? Et que le reste n'est pas véritablement de la culture ? Et donc que les artistes qui ne sont pas assez riches pour se payer une major n'ont pas le droit à une protection ? A nouveau, cela revient à une inégalité devant la loi entre les artistes "protégés" et les autres.Raison numéro 10 : L'absence d'alternative au téléchargement
Ce dernier point est un point plus d'éthique et un peu plus complexe à exprimer clairement. Actuellement, au lieu de voler un livre dans un magasin, on peut l'acheter. Au lieu de tuer quelqu'un parce qu'il nous a fait du mal, on peut l'ignorer, ou au pire lui faire un procès. Mais au lieu de télécharger... On ne peut rien faire. Il n'y a qu'une seule alternative au téléchargement illégal, c'est le téléchargement... légal. Actuellement, on trouve : soit le catalogue d'un unique major (ceux qui ont testé l'offre de Quick d'une heure de téléchargement savent combien il est vide), soit les plateformes comme iTunes où on paye entre 1 et 2 euros par chanson (2 euro pour les chansons les plus populaires). Actuellement, quelqu'un qui veux un CD complet et à la mode doit donc débourser (12 chansons x 2 euros = ) 24 euros. Soit le prix de l'album avec son blister, son papier, sa galette, son livret... Bref quelque chose de bien plus complet. Ce n'est pas une alternative, au final : pour le même prix, on a moins ! Il manque une véritable alternative offrant la possibilité d'obtenir juste la musique, pour le prix de "juste la musique". Voir pourquoi pas pour une licence fixe, comme le veux la licence globale ?IV/ Conclusion
Voila. En conclusion, je dirais que la protection des droits d'auteurs, oui, je suis pour. Mais la protection des droits d'auteur n'est pas un impératif plus haut que la protection du principe même de justice, qui est attaqué. Et pour ceux qui diront que ce n'est qu'une entorse mineure : souvenez-vous que le plan vigipirate devait n'être qu'un truc temporaire justifié par des circonstances spéciales ; il est au même niveau depuis plusieurs années. Les procédures accellerées de jugement devaient n'être que pour certains délits ; elles sont présentes pour tout.Chaque fois dans l'histoire qu'on a diminué nos libertés "pour un point mineur et très précis", ça a été agrandi à tout en peu de temps : c'est la brèche qui compte, que ce soit en jouant sur la sensibilité de la pédophilie, en jouant sur le chiffre du piratage ou en jouant sur la peur du terrorisme. Au final, ce ne sont que des arguments pour faire passer une brèche qu'on élargie au fil des lois.