Avec Mal tiempo, David Fauquemberg nous plonge dans le grand jeu de la boxe sous l’angle du bilan existentiel.
C’est un livre à la fois puissant et très sensible, dense et intense que Mal tiempo de David Fauquemberg, deuxième roman de l’auteur du mémorable Nullarbor, gratifié du Prix Nicolas Bouvier en 2007 et désormais disponible en Folio. Elliptique et percutant, combinant admirablement les lignes narratives du double drame intérieur vécu par un jeune champion cubain du genre indomptable et par le narrateur, dit le Francés, boxeur amateur trentenaire en passe de laisser tomber The Game, et d’une plongée dans les univers imbriqués de la boxe et de la vie cubaine dont l’arrière-plan social et politique se trouve ressaisi à fines touches précises et combien significatives aussi. On peut ne rien connaître à la boxe, ni s’y intéresser particulièrement : aussitôt on est pris, embarqué dès la première page par le premier combat qui est aussi le dernier du narrateur méchamment démoli par un truqueur ; et c’est dans cette mêlée brutale, de l’intérieur de la boxe pourrait-on dire, que s’amorce le récit du Francés à double valeur de quête existentielle et de reportage au sens le plus noble du terme, dans un temps qui est cependant essentiellement le temps d’un roman et avec une frise de personnages campés avec vigueur.
La première partie de Mal tiempo évoque le séjour d’un groupe de boxeurs français, aux fins d’entraînement des meilleurs éléments de la relève, auquel le Francés hispanophone est convié comme pair et interprète, alors même qu’il se sent proche de « décrocher ». Les accompagne aussi l’imposant Rouslan, vieux coach d’origine russe qui a guidé les pas du narrateur en lequel il a reconnu un type régulier. Côté cubain, dès l’arrivée sur l’île, c’est un autre mentor aussi probe qu’exigeant qui apparaît ensuite en la personne de Sarbelio Marquez, entraîneur des jeunes Cubains dont l’un d’eux, colosse solitaire et farouche du nom de Yoangel Corto, se trouve bientôt remarqué et recherché par le Francés, gratifié plus tard du titre amical de « socio » en signe de reconnaissance. Plus encore: Corto révélera son arrière-monde personnel à l’étranger attentif, l’origine filiale de sa révolte douloureuse et l’humiliation qui l’a fait user une première fois de sa terrible force naturelle, avant la boxe, son rapport avec le dieu-tonnerre de la tradition yoruba et la grotte secrète où il se ressource, son père vaguement dégénéré et l’absence de sa mère, le quartier de misère d’où il sort et les filles dont il change comme de chemise au scandale de sa grand-mère le couvant amoureusement du regard – tout cela très vivant et frémissant, contrastant avec les sévères galères, les cris et les coups de l’entraînement.
La question du sens de la boxe se pose déjà au fil de cette première partie de Mal tiempo, qui renvoie incidemment à la question du sens de l’art ou du sens du travail humain. Cette question se pose notamment pour Corto, qui évoque précisément, à un moment donné, la question de l’art, et qui ne semble pas attacher à la notion de victoire le même sens que les autres. La bascule de la première partie dans la trivialité, après une victoire de Corto qui le laisse comme impatienté, dans une boîte à cul où son honneur bafoué le force une fois de plus à corriger un touriste imbécile qui l’a provoqué, débouche sur un retour à la mesquinerie face à laquelle le jeune révolté ne peut mais. Surdoué mais insoumis à l’ordre établi, selon lequel un touriste même taré reste sacré, Corto sera jeté pour un temps, le temps que ses pairs champions cèdent aux sirènes étrangères et que le sport national s’en ressente au point qu’on le rappelle…
À la question pure du sens de la boxe, que Yoangel et le Francés se posent chacun à sa façon, succèdent alors, dans la seconde partie de Mal tiempo, deux ans plus tard, les questions plus troubles des enjeux commerciaux et nationaux de la boxe, dans un contexte de « marché » plus ouvert, à Port of Spain où, deux ans plus tard, le narrateur va retrouver son « socio ».
Or celui-ci a changé, constate-t-il, même si Corto, plus fort que jamais, se trouve capable de terrasser tous ses adversaires. Comme une réserve mélancolique s’est emparée de lui, que le Francés comprend. Alors même qu’on attend que le champion humilié par les bureaucrates prenne sa revanche, le voici risquer de passer pour traître en retenant sa force. La fin du roman, qui frustrera le lecteur avide de conclusion, et donc de victoire, rappelle les refus de ces autres « dissidents » que sont un Bartleby ou un Schweyk. Du vrai combat on aura compris, sans démonstration pour autant, que seuls Corto et son « socio » savent l’issue…
Tout cela est passionnant, mais on n’aura rien dit sans ajouter que ce roman, qu’on dirait écrit par tous les côtés à la fois, comme sculpté dans la matière verbale, comme filmé par les mots (alors qu’il n’est en rien conçu « pour le film » comme tant de feuilletons habiles), vaut par son écriture à la fois dégraissée, elliptique, précise et rapide, mais non sans diffusion lyrique et sans ouvertures constantes à la rêverie ou à l’arrêt méditatif. On avait compris, avec Nullarbor, qu’il faudrait désormais compter avec David Fauquemberg. Mal tiempo le confirme en beauté…
David Fauqemberg. Mal Tiempo. Fayard, 280p.
En librairie dès le 24 août 2009.